18.12.2024
La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la Suisse a violé l’interdiction de la discrimination et le droit à un recours effectif dans l’affaire Wa Baile c. Suisse. Cet arrêt constitue une étape importante dans la lutte contre le profilage «racial» et le racisme institutionnel.
Le 5 février 2015, un citoyen suisse racisé, Mohamed Wa Baile, est soumis à un contrôle policier en gare de Zurich. Jugeant le contrôle discriminatoire, celui-ci refuse de s’y soumettre et est condamné à une amende pour refus d’obtempérer. Il fait donc recours contre cette décision et est débouté par toutes les instances, qui refusent de statuer sur la question du «profilage racial» que le requérant souhaite dénoncer.
Dans son arrêt du 24 février 2024, la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) conclut que la Suisse a violé l’interdiction de la discrimination (art. 14 CEDH), combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée), ainsi que le droit à un recours effectif (art. 13). Cette décision pointe les multiples obstacles auxquels sont confrontées les personnes victimes de profilage racial en Suisse en matière d'accès à la justice, qui vient s’ajouter au traitement discriminatoire qu’elles subissent.
Des recours rejetés par toutes les instances suisses
Souhaitant contester le contrôle de police discriminatoire qui lui a été réservé, Wa Baile, soutenu par l’Alliance contre le profilage raciste, dépose un recours contre l’ordonnance pénale faisant suite à son refus d’obtempérer à la police, argumentant que celle-ci n'a pas su expliquer en quoi son comportement était suspect. Le tribunal d’arrondissement le déboute son recours, ce que confirme la chambre pénale de la Cour suprême de Zurich. Wa Baile décide alors de déposer un recours en matière pénale devant le Tribunal fédéral, qui rejette ce dernier dans son arrêt du 7 mars 2018.
Parallèlement à la procédure pénale, Wa Baile initie une procédure en droit administratif afin de contester la décision du Tribunal fédéral. Dans sa décision du 1er octobre 2020, le tribunal de district de Zurich conclut que le contrôle de Wa Baile en gare de Zurich n’était pas conforme au droit, mais juge crédible la déclaration de l'agent de police selon laquelle la couleur de peau n'avait pas été déterminante pour le contrôle. Si la cour considère que le fait de détourner le regard ne constituait pas une raison objective pour un contrôle de police, elle ne reconnaît pas de traitement discriminatoire. Wa Baile introduit donc un recours devant le Tribunal fédéral, qui le déboute également dans son arrêt du 23 décembre 2020. Aucune instance judiciaire ne s'étant donc sérieusement penchée sur la question de l'interdiction de la discrimination dans toutes les décisions rendues, Wa Baile et l’Alliance contre le profilage raciste saisissent la Cour européenne des droits de l'homme.
Une première condamnation pour profilage «racial»
Dans son arrêt, la CrEDH rappelle que la problématique de la discrimination raciale nécessite une vigilance particulière ainsi qu’une réponse vigoureuse des autorités; les États doivent mettre en place un cadre administratif et juridique et garantir une formation adéquate des forces de police pour éviter toute pratique discriminatoire ou abus de pouvoir, notamment en matière de profilage racial. Les juges se réfèrent notamment aux recommandations du Comité des Nations Unies portant sur l'élimination de la discrimination raciale (CERD) et à ses observations concernant la formation insuffisante des agent⸱e⸱x⸱s de police suisses pour prévenir le racisme et le délit de faciès.
La Cour relève que les tribunaux suisses n'ont pas examiné en profondeur l'allégation de profilage racial formulée par le recourant, alors que l'article 14 combiné à l’article 8 de la CEDH impose aux États de rechercher activement des liens entre les attitudes racistes présumées et les actes litigieux. Lorsque le requérant a établi l'existence d'une différence de traitement, c’est en effet à l’État qu’il incombe de démontrer que celle-ci est justifiée afin de garantir une protection effective contre la stigmatisation et de prévenir de potentielles attitudes racistes. Or, dans le cas d’espèce, les juges de Strasbourg constatent que les autorités judiciaires ont imposé à Wa Baile la charge de prouver qu'il avait subi un traitement discriminatoire sans mener d'enquête approfondie sur les circonstances du contrôle policier. La Cour considère que le gouvernement suisse n’est pas parvenu à réfuter la forte présomption de traitement discriminatoire lors du contrôle policier, et retient une violation de l'article 14 combiné à l’article 8 CEDH.
Pas d’accès à la justice pour les victimes de profilage
Les juges de Strasbourg ont rappelé que pour qu'un recours soit considéré comme effectif, il doit être disponible en pratique et en droit, sans être entravé de manière injustifiée par les autorités étatiques. Or la Cour a observé qu’en annulant les décisions des instances inférieures et en concluant à l'illicéité du contrôle policier, le Tribunal fédéral n’a pas répondu à question de savoir si la couleur de peau avait ou non joué un rôle déterminant dans le contrôle par la police. De plus, le Tribunal fédéral a nié que le requérant avait un intérêt digne de protection à demander l'annulation ou la modification de la décision attaquée – le contrôle de police. La CrEDH conclut donc que le requérant n'a pas pu bénéficier d'un recours effectif devant les instances internes pour faire valoir son grief de traitement discriminatoire et retient la violation de l'article 13 de la Convention en raison de l’incapacité des autorités suisses à garantir un recours effectif pour contester cette discrimination.
La CrEDH a également relevé que la jurisprudence suisse ne permet pas de contester la légalité d'une injonction policière, qui échappe au contrôle des tribunaux suisses. Dans sa décision du 7 novembre – ensuite confirmée par l’arrêt de la Cour suprême du canton de Zurich –, le juge du tribunal d’arrondissement de Zurich a en effet condamné Wa Baile pour refus d'obtempérer aux injonctions de la police, considérant que la légalité de l’ordonnance pénale portait uniquement sur ce point, sans examiner si le contrôle policier subi par le recourant était motivé par des considérations discriminatoires.
Le profilage racial: une réalité en Suisse
La problématique du profilage racial, portée par des activistes depuis 2013 dans le monde entier, notamment à travers le mouvement «Black live matters», a gagné en légitimité et en visibilité en 2020 avec le meurtre de Georges Floyd par la police aux États-Unis. Elle reste encore peu reconnue en Suisse, malgré les arrestations abusives et violentes de personnes racisées, menant parfois à leur mort. Le décès de Mike Ben Peter lors d'un contrôle de police à Lausanne en 2018 a donné lieu à une procédure judiciaire lancée par ses proches. Une commission indépendante d’expert⸱e⸱x⸱s souhaite par ailleurs clarifier la mort de Roger Nzoy, également décédé dans le cadre d'une intervention de la police à Morges en 2021. Wilson A., violemment arrêté à Zurich en 2009, est aussi toujours en quête de justice. Le dossier de Lamin Fatty, décédé dans une prison vaudoise en 2017 après avoir été confondu avec un autre homme, a quant à lui été rouvert.
Dans un courrier adressé aux autorités suisses en juillet 2024, le Groupe de travail sur les personnes d’ascendance africaine ainsi que la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme ont exprimé leurs inquiétudes quant à de potentielles «violations d’obligations internationales en matière de droits de l’Homme par la Suisse». Les expert·e·x·s des Nations Unies ont notamment soulevé les dysfonctionnements dans les procès de première instance et d’appel des six policier⸱ère⸱x⸱s en cause, acquitté⸱e⸱x⸱s par la Cour d’appel pénale en juillet 2024, qui n’avait pas retenu les accusations d’homicide par négligence et d’abus d’autorité sur Mike Ben Peter. Dans un courrier adressé aux autorités suisses en 2019, les expert⸱e⸱x⸱s s’étaient déjà inquiété⸱e⸱x⸱s de la mort de plusieurs personnes d’ascendance africaine qui serait due à l’usage excessif de la force par les forces de police. Le CERD s’est également soucié des lacunes du dispositif de lutte contre la discrimination en Suisse et de l’absence d’une loi interdisant de manière explicite le profilage racial, et a demandé aux autorités de lui fournir des indications lors de son dernier cycle de suivi en 2021.
Un signal urgent pour la Suisse et les autres Etats
L’arrêt de la CrEDH a des implications importantes au niveau national et international. En 2022, la Cour avait qualifié l’affaire d’«impact case», la considérant comme particulièrement importante pour l’application de la CEDH face aux nouveaux défis. Cette décision rappelle que la problématique du profilage «racial» persiste dans le monde entier et que les États doivent urgemment mettre en place des mécanismes efficaces pour prévenir et combattre la discrimination raciale et garantir un accès équitable à la justice pour les victimes.
Sur le plan national, la décision met en lumière les lacunes dans la protection des droits fondamentaux des individus dans la législation suisse contre la discrimination, notamment en matière de mécanismes de recours pour les victimes de profilage racial. Dans son communiqué de presse du 24 février 2024, l’Alliance pour le profilage raciste liste des mesures à mettre en place pour se conformer à l’arrêt de la CrEDH: la Suisse doit reconnaître la problématique du racisme institutionnel et de la violence policière, commander des études indépendantes de tous les corps de police et émettre des recommandations de mesures de prévention et d'intervention contre de tels actes. Les autorités tant fédérales que cantonales doivent édicter des dispositions interdisant clairement les contrôles discriminatoires, de créer des organes d'enquête cantonaux indépendants qui remplaceraient les ministères publics, ainsi que de garantir un suivi indépendant et systématiquement des cas de racisme au sein de la police.