31.01.2023
Ces dernières années, les personnes sans nationalité suisse ont été la cible de plusieurs durcissements législatifs en matière d’octroi de l’aide sociale. De nombreuses personnes étrangères renoncent donc à toucher des prestations sociales, alors même qu’elles y ont droit, car elles craignent de perdre leur droit de séjour.
Dans la législation suisse, droit social et droit migratoire sont fortement liés. Les personnes sans passeport suisse bénéficiaires de l’aide sociale subissent d’importantes discriminations sous-tendues par des considérations relevant de la politique migratoire.
Discriminations structurelles et dépendance à l’aide sociale
Près de la moitié des 150 000 travailleur·euse·x·s pauvres en Suisse ne possède pas de passeport suisse. Les personnes de nationalité étrangère occupent une proportion importante des postes de travail à bas salaire et sont plus largement exposées à des conditions de travail précaires, se retrouvant donc davantage concernées par le chômage structurel. De ce fait, le taux de personnes bénéficiant de l’aide sociale est trois fois plus élevé parmi les personnes sans passeport suisse, et jusqu’à quatre fois plus élevé parmi les ressortissant·e·x·s d’État tiers que parmi les citoyen·ne·x·s suisses.
L’aide sociale fait souvent office d'assurance sociale pour les ressortissant·e·x·s d’État tiers, c’est-à-dire les personnes originaires de pays en dehors de l’Union européenne ou de l’espace Schengen, celles-ci n'ayant pas accès à d’autres types de prestations sociales telles que la rente AI ou le chômage. En moyenne, elles recourent donc plus longtemps aux prestations de l’aide sociale. En janvier 2022, le Conseil fédéral a estimé que cette durée de perception de l’aide sociale plus importante justifiait des mesures de restriction.
Intégrer ou réintégrer le marché du travail constitue le seul moyen de s’émanciper de l’aide sociale. L’indépendance financière jouant un rôle essentiel dans l’octroi de l’aide sociale, les personnes en fuite sont particulièrement concernées: en 2020, 83,2 % d’entre elles en étaient bénéficiaires. Il est toutefois difficile pour cette population de se détacher de l’aide sociale: tant que leur demande d’asile est en cours, les personnes en fuite n’ont pas accès au marché du travail. Même si elles disposent du statut de «réfugié·e·x» (permis B) ou d’une admission provisoire (permis F), divers obstacles tels que leur formation, leurs connaissances linguistiques, la non-reconnaissance de leurs diplômes ou encore la discrimination à l’embauche les désavantagent considérablement dans la recherche d’emploi.
Des liens qui se resserrent entre droit social et droit de la migration
À la différence d’autres prestations sociales, l’aide sociale est fréquemment associée à l’idée d’une mauvaise intégration: les personnes percevant ce type d’aide sont vues comme incapables de participer à la vie économique et donc de subvenir à leurs besoins. Ainsi, la tendance de la politique migratoire à restreindre l’aide sociale pour les personnes sans passeport suisse se renforce, le droit de la migration s’immisçant progressivement dans le système de l’aide sociale. Depuis 2010, on dénombre neuf modifications de la loi sur l’asile (LAsi) et de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) ayant, d’une part, introduit des suppressions et des baisses de l’aide sociale pour certains groupes de la population étrangère, et d’autre part, restreint le choix du lieu de résidence (art. 85 al. 5 LEI) et le regroupement familial (art. 85 al. 7 LEI). De plus, une modification de la LEI en cours prévoit que les membres d’une famille arrivé·e·x·s en Suisse au titre du regroupement familial touchent un montant de l’aide sociale plus faible au cours des trois premières années suivant l’octroi de leur autorisation de séjour.
Ce rapprochement du droit de la migration et de l’aide sociale exige par ailleurs des connaissances juridiques toujours plus spécialisées de la part du personnel actif dans le secteur social, augmentant considérablement la charge de travail dans ce domaine. Les services sociaux de petites communes en particulier, qui ne disposent pas de personnel spécialisé, peuvent ainsi rapidement se retrouver débordés. Les autorités d’aide sociale manquant de temps et de ressources financières, la prise en charge des personnes concernées est de plus en plus effectuée par des entreprises privées et des bénévoles.
Des différences frappantes en matière de prestations sociales
Selon la loi sur l’asile (LAsi), les prestations sociales pour les personnes demandant l’asile, admises provisoirement ou disposant du statut de protection S, doivent être inférieures à celles des «personnes résidant en Suisse» (art. 82 al. 3 LAsi). La justification de cette disposition repose sur le fait que les premières ne séjournent en Suisse de manière provisoire seulement et n’ont donc pas nécessairement besoin d’argent pour participer à la société. Or ce raisonnement ne correspond pas à la réalité, car les personnes admises provisoirement s’installent généralement pour une longue durée et subissent ainsi une discrimination structurelle en matière de prestations sociales.
Les montants de l’aide sociale dans le domaine de l’asile varient par ailleurs fortement selon les cantons. La base de calcul permettant de définir le forfait pour l’entretien repose sur le budget de référence de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), qui s’oriente au panier d’achat des 10% de ménages aux revenus les plus faibles. La définition du groupe de référence relève toutefois d’une décision politique, définie par certaines positions en matière de finance et d’asile. Ainsi, les personnes admises provisoirement disposent, selon les cantons, d’un montant compris entre 9 et 26 francs pour subvenir à leurs besoins de base.
Les personnes dont la demande d’asile a été rejetée sont confrontées à une réalité différente. Depuis 2004, toutes celles faisant l’objet d’une décision de non-entrée en matière (NEM) ne sont pas autorisées à toucher l’aide sociale. Depuis 2008, cette exclusion s’étend aux personnes dont la décision négative d’asile et de renvoi est entrée en force et auxquelles un délai de départ a été imparti. Les personnes concernées peuvent alors uniquement prétendre à l’aide d’urgence, destinée à garantir le minimum vital et incluant un soutien pour la nourriture, les vêtements, les soins médicaux de base, les articles d’hygiène et l’hébergement. L’aide d’urgence ne suffit à couvrir qu’une partie des besoins essentiels, et ne prend pas en charge les frais de transport et d’éducation. La précarité qui découle de cette situation représente une source de stress psychologique, en particulier pour les personnes qui ne sont pas en mesure de quitter la Suisse.
Quand l’aide sociale menace le droit de séjour
Les bénéficiaires de l’aide sociale sans passeport suisse ne s’exposent pas seulement à des discriminations dans l’allocation des prestations: le simple fait de toucher l’aide sociale peut avoir de lourdes conséquences sur leur vie en Suisse. Par un durcissement de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) entré en vigueur en 2019, l’autorisation de séjour peut désormais être retirée à des personnes étrangères bénéficiaires de l’aide sociale (art. 62 al. 1 let. e LEI). Les personnes titulaires d’une autorisation d’établissement peuvent elles aussi se voir remplacer leur permis C par une autorisation de séjour si elles dépendent durablement de l’aide sociale (art. 63 al. 1 let. c LEI). Cette révocation s’expliquerait par le non-respect du critère d’intégration de «la participation à la vie économique» (art. 58a LEI). Depuis 2019, les droits de séjour de plus de 400 personnes qui percevaient l’aide sociale ont été rétrogradés. Cette pratique restrictive est soutenue par plusieurs arrêts du Tribunal fédéral, établissant la légitimité d’une révocation d’autorisation même lorsque les personnes concernées se sont acquittées de leur obligation de réduire le dommage. En d’autres termes, même si les personnes concernées font tout leur possible pour diminuer leur dépendance à l’aide sociale, leur permis de séjour peut leur être retiré dans la mesure où, selon le Tribunal fédéral, «des critères plus sévères s’appliquent dans le cadre d’une procédure relevant du droit des étrangers» (arrêt du TF 2C_83/2018, arrêt du TF 2C_395/2017, arrêt du TF 2C_525/2020).
L’article 7 de l’ordonnance sur la nationalité suisse (OLN) de 2016, qui régit le critère de participation à la vie économique prévu à l’article 12 alinéa 1 de la loi sur la nationalité suisse (LN) révisée en 2018, stipule qu’une personne ne peut pas être naturalisée si elle a perçu l’aide sociale au moment de sa naturalisation ou au cours des trois années précédant la procédure et n’a pas remboursé les prestations obtenues dans leur intégralité. Ainsi, les bénéficiaires de l’aide sociale ne sont pas seulement menacé·e·x·s de perdre leur droit de séjour: le fait d’avoir recours à la protection sociale devient également un critère d’exclusion dans la procédure de naturalisation. Bien que les autorités soient tenues de considérer les circonstances personnelles qui amènent une personne à toucher l’aide sociale, telles qu’un handicap, une maladie, la précarité salariale, le travail de «care» ou une première formation (art. 9 OLN), il reste difficile dans les faits d’attester ces situations, souvent rattachées à des causes structurelles.
Renoncer à l’aide sociale par crainte des conséquences
Puisqu'elles mettent en danger leur statut de séjour en recourant à l’aide sociale, nombreuses sont les personnes sans nationalité suisse qui renoncent à en faire la demande, bien qu’elles y aient droit. Une enquête du bureau d'études de politique du travail et de politique sociale (BASS) révèle que de nombreuses familles avec enfants se retrouvent sous le seuil de pauvreté, car elles ne recourent pas à l’aide sociale par peur de perdre leur droit de séjour. Or les efforts investis pour garantir les moyens de subsistance amoindrissent les chances de formation et d’intégration de toute la famille. Sans aide sociale, les conséquences peuvent être graves pour les personnes sans passeport suisse, notamment pour les groupes particulièrement vulnérables, tels que les femmes. Ces dernières se retrouvent moins bien protégées des conséquences à long terme des violences de genre ou d’un emploi éprouvant physiquement ou psychiquement.
Nécessité de passer à l’action
Les durcissements répétés de la loi sur l’asile (LAsi) et de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), portés par des arguments reposant sur la politique migratoire, constituent une discrimination systématique des personnes sans passeport suisse, une exclusion du système social suisse et une menace importante des objectifs d’intégration. À partir de ce constat, une alliance soutenue par plus de 80 organisations a lancé la campagne «La pauvreté n’est pas un crime!» afin d’améliorer l’aide sociale pour les personnes sans passeport suisse et de soutenir l’initiative parlementaire du même nom déposée par la conseillère nationale Samira Marti. Le but de l’initiative est de mieux protéger le droit de séjour des personnes étrangères bénéficiaires de l’aide sociale installées en Suisse depuis plus de dix ans, premier pas vers un traitement plus humain des personnes requérantes d’asile et issues de la migration. Même si cette initiative était acceptée et entrait en vigueur, les personnes vivant en Suisse depuis moins longtemps encourraient cependant toujours le risque d’être expulsées si elles recourent à l’aide sociale. Il reste donc urgent de passer à l’action!
Informations complémentaires
- Quelques arrêts du Tribunal fédéral en matière de droit des étrangers (LEI-ALCP) en 2021
Artias, janvier 2023
Sécurité sociale dans la société suisse de migration
Terra cognita, automne 2022 - Incidences de l’aide sociale sur les permis de séjour dans la LEI
Artias, février 2020 - Non-recours à l’aide sociale des étrangers avec autorisation de séjour ou d’établissement en Suisse
Bureau d’études de politique du travail et de politique sociale (BASS), 22 février 2022 - Le Conseil fédéral souhaite réduire l’aide sociale
Observatoire suisse du droit d’asile et des étrangers, 16 janvier 2019 - Discriminations structurelles: état des lieux syndical
dans Tangram (pp.63-65), 2022