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Le droit au respect de la vie familiale doit être pris en compte dans la procédure Dublin

10.08.2021

Le droit au respect de la vie familiale doit être examiné dans le cadre d’une procédure Dublin également lorsque la/le membre de la famille vivant en Suisse n’y dispose pas d’un droit de séjour assuré. Le Tribunal administratif fédéral confirme dans un arrêt de principe ce droit découlant de la Convention européenne des droits de l’homme.

Dans son arrêt du 25 janvier 2021, le Tribunal administratif fédéral (TAF) confirme qu’un·e requérant·e d’asile peut invoquer le droit au respect de la vie familiale au sens de l’art. 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) pour voir sa demande d’asile examinée en Suisse dans le cadre de la procédure Dublin, quand bien même la/le membre de sa famille vivant en Suisse est au bénéfice d’une simple admission provisoire.

L’ordonnance "Dublin III" détermine quel État membre est compétent pour le traitement d'une demande d'asile. Un aspect important dans l’évaluation de cette compétence réside dans le fait d’examiner si le/la demandeur·euse d'asile a déjà des membres de sa famille dans l'État auquel il/elle demande l'asile.

Jusque-là, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) considérait que les requérant·e·s d’asile ne pouvaient se prévaloir de ce droit en invoquant le fait qu’un·e membre de leur famille bénéficiait de l’admission provisoire dans un Etat Dublin. Aussi, nombre d’entre eux/elles étaient renvoyé·e·s vers le premier Etat Dublin dans lequel ils/elles avaient déposé une première demande d’asile. Dans le cas d’espèce, les juges du TAF enjoignent le SEM de faire usage de la clause de souveraineté, qui permet à l’État de traiter la demande pour des raisons humanitaires même s’il n’est pas compétent, afin de tenir compte de la situation individuelle de la recourante.

Toutes les familles ne sont pas reconnues comme dignes de protection

En 2015, une ressortissante syrienne dépose une demande d’asile en Suisse, faisant valoir qu’elle souhaite épouser un compatriote admis provisoirement en Suisse depuis plusieurs années. Lors de son voyage, elle est enregistrée par les autorités en Croatie.

Dans la mesure où l’intéressée n’avait pas vécu en couple avec ce dernier avant son entrée en Suisse, les dispositions concernant la famille prévues dans le règlement Dublin (art. 9 ss.) ne lui sont cependant pas applicables. Le SEM refuse d’entrer en matière sur la demande de la recourante, et celle-ci est donc transférée en Croatie en vertu de la procédure Dublin (art. 31a al. 1 bst. b LAsi), mais elle et son compagnon restent en contact. La requérante revient par la suite en Suisse, enceinte de plusieurs mois. Dans le cadre de plusieurs demandes successives, elle s’oppose à son renvoi en Croatie, invoquant leur mariage ayant entre-temps eu lieu en Suisse ainsi que leur second enfant. La recourante, son mari et leurs deux enfants forment alors une famille digne de protection bénéficiant d’une protection en vertu de l’art. 8 CEDH.

Dans cette affaire, le SEM a certes reconnu l’existence d’une relation familiale, mais a toutefois considéré que l’art. 8 CEDH ne pouvait être invoqué dès lors que l’époux de la recourante ne bénéficiait pas d’un droit de séjour assuré en raison de son admission provisoire. Il a également considéré qu’une entrée en matière pour des raisons humanitaires n'était pas nécessaire dans la mesure où il n'y avait aucune preuve que la recourante entretenait une relation de dépendance particulière avec son mari ou d'autres membre de sa famille en Suisse.

Une pratique contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

Dans le cas d’espèce, le TAF a toutefois infirmé le raisonnement du SEM, le considérant comme étranger à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Gül c. Suisse; affaire M.P.E.V et autres c. Suisse). Celle-ci impose en effet d’examiner que l’art. 8 CEDH s’applique en présence d’une vie familiale effective, indépendamment du titre de séjour. Cet article vise en effet à prémunir la personne contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de son droit au respect de la vie privée et familiale, et implique donc l’adoption de mesures visant à garantir ce droit.

Est décisif le critère selon lequel le regroupement familial est le seul moyen de garantir le droit à la vie familiale (I.A.A. et autres c. Royaume Uni) dans la mesure où il peut raisonnablement être attendu de la cellule familiale qu’elle quitte le pays (État membre de la Convention) et regagne l’État d’origine (Sen c. Pays-Bas). Un autre critère réside dans le fait que les membres de la famille peuvent espérer une vie familiale dans l’État d’accueil (Darren Omoregie et autres c. Norvège). La Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) part du principe qu'il n'y a aucun espoir légitime en particulier dans les cas de mariages qui n'ont eu lieu seulement après que le/la requérant·e ait quitté le pays d'origine. Selon les juges de Strasbourg, le fait que les personnes étrangères établies dans un pays doivent mener leur vie familiale dans un autre État après leur mariage est compatible avec le droit au respect de la vie privée et familiale (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume Uni). Dans l’affaire M.P.E.V et autres c. Suisse concernant l’expulsion d’un père de famille vers l’étranger, la CrEDH a toutefois jugé que la Suisse avait violé l’art. 8 CEDH: la décision des autorités était disproportionnée car elle n’avait pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en cause.

Dans le cas d’espèce, la recourante a séjourné en Suisse depuis mai 2017 sans interruption où elle vit avec son conjoint, avec lequel elle s’est mariée civilement en octobre 2017. La famille s’est depuis lors agrandie puisque le couple a eu deux filles nées en 2017 et 2019. Le TAF retient que la famille peut effectivement demander l’examen de ses droits au regard de l’art. 8 CEDH quand bien même l’époux, respectivement père, ne dispose que d’une admission provisoire.

Pour autant, l’art. 8 CEDH ne confère aucun droit absolu à séjourner ensemble en Suisse: il n’oblige la Suisse à traiter la demande d’asile que lorsqu’il ressort, sur la base d’une pesée des intérêts en présence, que l’intérêt privé à la poursuite familiale l’emporte sur l’intérêt public à exécuter une décision de transfert. En l’espèce, le TAF estime que la balance des intérêts pèse en défaveur de la famille; en se mariant et donnant naissance à un deuxième enfant après son entrée en Suisse, la recourante avait connaissance de la compétence attribuée à la Croatie pour la demande d’asile. Il aurait été raisonnable pour le couple, même si la recourante était restée en Croatie, de procéder à une procédure préparatoire régulière en vue du mariage puis au mariage, et enfin de faire une demande de regroupement familial. Comme la visite des enfants en Croatie par le mari était possible malgré son admission provisoire sur la base d'une procédure d'autorisation, les relations personnelles pouvaient être maintenues dans l'intérêt supérieur des enfants. Aussi, les juges de Saint-Gall considèrent que le transfert de la recourante et de ses enfants est conforme à l’art. 8 CEDH, de sorte que la Suisse ne saurait être considérée comme responsable du traitement de leur demande d’asile.

Le TAF demande au SEM de considérer les motifs humanitaires

Malgré ce jugement de non violation du droit au respect de la vie familiale de la recourante, le TAF renvoie cependant l’affaire au SEM pour complément d’instruction et nouvelle décision. Les juges demandent à celui-ci qui, en tant qu’autorité inférieure, jouit d’un pouvoir d’appréciation, de reconsidérer sa décision en tenant compte des aspects humanitaires, fondés notamment sur des motifs familiaux ou culturels qui pourraient justifier l’application de la clause de souveraineté (art. 17 al. 1 du règlement 1 Dublin III et l’art. 29a al. 3 OA 1). Selon cette clause, tout Etat membre peut déroger aux critères de responsabilité pour des motifs humanitaires et de compassion, pour permettre notamment le rapprochement des membres de la famille. Il peut ainsi se saisir d’une procédure d’asile, même lorsqu’un autre Etat membre est responsable, afin de tenir compte de chaque situation spécifique, ce qui correspond à l'essence même de la politique d'asile.

En raison de sa compétence limitée, le Tribunal administratif fédéral n'est pas en mesure d'examiner lui-même si le Secrétariat d'État aux migrations a examiné les faits de manière approfondie, pris en compte toutes les circonstances matérielles et épuisé son pouvoir d'appréciation. Étant donné que les circonstances de l’affaire ont considérablement changé avec la naissance de la deuxième fille depuis le prononcé de la décision attaquée et que le SEM ne s'est pas encore prononcé sur une éventuelle entrée en matière de la Suisse pour raisons humanitaires, l'affaire doit encore être réévaluée.

Appliquer davantage la clause de souveraineté

Les critères utilisés par le SEM menant à l’application de la clause de souveraineté du règlement Dublin restent opaques, raison pour laquelle les milieux politiques et associatifs exhortent la Suisse à plus de transparence sur les motifs et le nombre de cas relevant de son application. Cette procédure est par ailleurs appliquée de manière très expéditive, ce qui empêche les personnes concernées de fournir, dans les délais requis, les preuves attestant de leur vulnérabilité et/ou de leur(s) besoin(s) de protection. Des organisations de la société civile élèvent leurs voix pour exiger une application plus large de la clause de souveraineté par les autorités suisses, lesquelles disposent d’une marge de manœuvre pour traiter des demandes d’asile de personnes arrivées en Suisse par un autre pays européen.

Dans le cas d’espèce, le SEM est donc invité à faire usage de son large pouvoir d’appréciation afin d’appliquer la clause de souveraineté, de sorte à prévenir toute situation arbitraire et contraire aux droits fondamentaux résultant de la procédure Dublin. Un réexamen doit s’opérer dans le respect de l’unité familiale et en tenant compte de la situation de la famille de la recourante afin que la Suisse respecte ses engagements internationaux.
Ce cas démontre une fois de plus que l’admission provisoire est considérée comme une mesure de «substitution» temporaire, non assimilable à un titre de séjour indépendant malgré la réalité cachée derrière ce statut. Fréquemment dénoncé par les associations de défense des droits des personnes concernées, celui-ci confronte ses titulaires à de multiples restrictions de leurs droits fondamentaux ainsi qu’à des difficultés qui entravent leur intégration.

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