19.09.2022
Pour la protection de leur santé physique et psychique, les personnes placées en détention ont droit aux mêmes soins médicaux que le reste de la population. En Suisse, une grande majorité des personnes détenues font état de troubles psychiques. Le Comité des droits des personnes handicapées recommande d’interdire tout recours à la contrainte sur des personnes en situation de handicap incarcérées, ce que le système pénitentiaire suisse peine pourtant à suivre.
Contribution de la Law Clinic de l’Université de Genève (Elisabeth Gerritzen, Cyril Khoury, Louise Wang)
En 2017, un gardien de la prison de Champ-Dollon assène un coup pied à l’arrière de la tête d’un détenu déjà maîtrisé par cinq autres surveillant·e·x·s, provoquant une fracture du complexe zigomatico-maxillaire. Porteuse d’un trouble psychique au moment des faits, la victime effectuait une mesure au sens de l’art. 59 CP, disposition permettant d’ordonner un traitement institutionnel lorsqu’une expertise psychiatrique considère qu’une personne souffre d’un trouble mental en relation avec l’infraction commise et qu’elle est considérée comme «dangereuse». Les faits reprochés au gardien, pour lesquels il a été condamné à une peine pécuniaire de 90 jours-amende avec sursis pour lésions corporelles simples (JTDP/439/2022), sont illustratifs des problématiques liés au handicap psychique au sein du système carcéral.
D’une part, un grand nombre de personnes détenues dans cette situation est incarcéré dans des établissements pénitentiaires ordinaires, inadaptés à la spécificité des soins requis par leur condition (CPT, rapport 2022). D’autre part, la contrainte, soit-elle physique, mécanique ou médicamenteuse, continue à être exercée sur elles, violant des garanties nationales et internationales des droits humains, notamment à l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants consacrée par la Convention relative aux droits des personnes handicapées (art. 15 CDPH), la Convention européenne des droits de l’homme (art. 3 CEDH), la Constitution fédérale (art. 10 al. 3 Cst.) et les Règles Nelson Mandela (RNM).
Du fait de leur situation de vulnérabilité particulière, les personnes en situation de handicap jouissent d’une protection accrue face à ces atteintes. L’appréciation du seuil de gravité à partir duquel un traitement est jugé inhumain ou dégradant est relative et doit notamment prendre en compte la situation de handicap de la personne détenue selon la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH). Or l’utilisation des moyens de contrainte pour cette population carcérale dans les établissements pénitentiaires suisses ne respecte pas les garanties fondamentales: les contraintes physique, mécanique, chimique et l’isolement sont trop peu réglementés et leur usage est dénoncé par plusieurs rapports nationaux et internationaux. Dans son rapport alternatif à destination du Comité des droits des personnes handicapées (CRDP), Inclusion Handicap s’inquiète de la mauvaise prise en charge des cas psychiatriques en raison d’un handicap dans les établissements pénitentiaires notamment en matière de prévention du suicide pour les personnes détenues présentant des handicaps psychiques.
Pas de réglementation adaptée au recours à la contrainte en prison
En Suisse, la législation sur les moyens de coercition en milieu carcéral est du ressort des cantons (art. 123 al. 2 Cst.). Il en découle une législation cantonale fort divergente et largement insuffisante, éparpillée dans divers règlements, lois ou directives internes inaccessibles au public. Selon les sources juridiques internationales, tout comme la Constitution fédérale (art. 36 al. 1 phr. 1 Cst.), le recours aux moyens de contrainte dans les établissements pénitentiaires doit cependant être fondé sur une base légale claire et précise. Dans le canton de Genève par exemple, le recours à la contrainte physique et mécanique est codifié dans un simple règlement (Règlement sur l'organisation des établissements et le statut du personnel pénitentiaires [ROPP/GE]). Les procédures, comme les modalités de leur utilisation, sont toutefois précisées par voie de directives de la direction générale (art. 27 al. 3 ROPP/GE), inaccessibles au public. Les exigences de clarté et de précision de la loi augmentant en fonction de la gravité de l’atteinte, il n’est pas satisfaisant de se contenter d’un tel règlement général face à la diversité des moyens de coercition pouvant être utilisés.
Les lacunes juridiques subsistent également en matière de contention chimique. La médication forcée en milieu carcéral notamment constitue une atteinte grave à l’intégrité physique et psychique de la personne détenue ainsi qu’à sa dignité, nécessitant qu’elle soit prévue par une loi claire et précise. D’après le Tribunal fédéral, l’art. 59 CP constitue une base légale suffisante sur laquelle il est possible de se fonder afin de pratiquer la médication forcée sur une personne détenue (ATF 127 IV 154, consid. 4b). Or, cette disposition concerne le «traitement institutionnel», notion vague renvoyant au traitement psychiatrique de la personne incarcérée; aussi, cette disposition ne remplit pas le degré de clarté et de précision nécessaires pour justifier l’atteinte.
Illustrant ce manque de réglementation et de ses dérives, la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) a rapporté lors de sa visite des Établissements de la Plaine de l’Orbe en 2013 l’existence d’une Brigade d’intervention pénitentiaire qui était intervenue afin d’administrer des médicaments de force à des personnes détenues. Si le mode d’intervention même de cette brigade pose déjà de nombreux problèmes, son organisation, son équipement et ses principes d’intervention ne font pas l’objet d’une base légale ou réglementaire claire, découlant seulement d’une directive interne provisoire inaccessible au public. Cette insuffisance de réglementation, préoccupante du point de vue de l’État de droit, fait aussi courir un risque élevé de mauvais traitements des personnes détenues.
Un usage de la contrainte qui viole les droits humains
De nombreux rapports émanant d’organismes de contrôle nationaux et internationaux ont révélé en Suisse des pratiques violant le droit à la vie et la liberté personnelle (art. 10 al. 3 Cst.), l’interdiction de la torture (art. 3 CEDH) et le droit de ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 15 CDPH).
La CNPT a critiqué, à la suite de sa visite en 2019 de l’Établissement fermé de Curabilis, les modalités d’intervention de la Brigade d’intervention cellulaire composée d’agent·e·x·s pénitentiaires équipé·e·x·s de cagoules et de boucliers utilisant la force physique afin de maîtriser les personnes détenues ayant des troubles mentaux lors de placements ou transferts. Le port de la cagoule par les membres de la brigade, susceptible de revêtir un fort potentiel traumatique pour les personnes détenues, a fortiori en situation de handicap, rend impossible l’identification des personnes responsables de potentiels mauvais traitements et augmente le risque d’impunité. Une telle pratique est proscrite tant par la CrEDH (L. Shennawy c. France) ainsi que par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) (rapport 2007). Dans le rapport sur sa visite en Suisse en 2015, le CPT a encore relevé l’usage, dans la plupart des établissements pénitentiaires visités, de menottes sur des personnes incarcérées lors de consultations médicales ou dentaires effectuées en dehors de la prison. En raison des effets néfastes sur la santé des personnes détenues, une telle pratique ne devrait intervenir qu’à titre exceptionnel et uniquement sur demande du personnel médical, sous peine de constituer une pratique humiliante et un traitement inhumain et dégradant. Selon ce même rapport, le spray au poivre est un autre moyen de contrainte chimique utilisé dans plusieurs établissements pénitentiaires malgré son interdiction par la CrEDH (Tali c. Estonie).
L’isolement cellulaire de personnes détenues en situation de handicap mental ou physique représente une autre atteinte à leurs droits. Selon les RNM, cette pratique doit être proscrite si elle risque d'aggraver leur état (Règle 45 al. 2 RNM). En 2021, la CNPT a dénoncé dans un rapport les conditions de détention d’un détenu de la Prison de Pöschwies placé en isolement strict pendant plus de deux ans et n’ayant depuis plus eu aucun contact physique avec d’autres personnes incarcérées. Cette mesure de contention spatiale était fondée sur le risque de violence que le détenu représentait envers des tiers et lui-même, ainsi que sur le danger d'une perturbation grave à l'ordre et à la sécurité de la prison. Il ressort du rapport de la CNPT que la personne incarcérée devait se conformer à des normes comportementales strictes et ne plus représenter aucun danger afin de pouvoir poursuivre sa peine dans des conditions d’incarcération «normales». Pour la Commission, étant donné l’état psychique du détenu et les conditions de détention non propices à l’amélioration de cet état, il est irréaliste que les conditions permettant sa sortie d’isolement soient un jour remplies. À moins que ces critères de sortie soient adaptés aux capacités du détenu afin qu’il ait une réelle possibilité d'améliorer les modalités de sa détention, un tel isolement ne peut pas être considéré comme un traitement thérapeutique adéquat, et représente ainsi un traitement inapproprié constitutif d’une violation des art. 10 al. 3 Cst., 3 CEDH et 15 CDPH. Par ailleurs, selon le CPT et la CNPT, les personnes en situation de handicap psychique placées en isolement devraient être transférées dans des hôpitaux psychiatriques, alternative qui ne règle toutefois pas toutes les problématiques inhérentes à ces établissements.
Les troubles psychiques encore trop peu connus
En Suisse, entre 2018 et 2020, 350 personnes ont été condamnées à une mesure de traitement stationnaire des troubles mentaux en application de l’art. 59 CP, et douze personnes à une mesure d’internement conformément à l’art. 64 CP. On ne compte toutefois qu’environ 238 places réparties entre quatre établissements pénitentiaires destinées spécifiquement à accueillir des personnes placées en régime d’exécution des mesures. Aussi, en pratique, de nombreuses personnes en situation de handicap se retrouvent vouées à exécuter leur mesure dans des établissements carcéraux ordinaires, lieux inadaptés pour assurer un traitement thérapeutique adéquat (CPT, rapport 2022). Le nombre de personnes placées sous mesures thérapeutiques institutionnelles en Suisse a largement augmenté depuis les trente dernières années. Le contexte carcéral crée des vulnérabilités plurielles qui sont, pour cette catégorie de personnes détenues, exacerbées par leur situation de handicap. Une méconnaissance générale de celle-ci entraîne par ailleurs un recours fréquent à la contrainte à leur encontre. Illustration de cette problématique: les propos du représentant de la prison de Champ-Dollon dans un arrêt de 2021 de la Cour administrative genevoise concernant la violence excessive dont a été victime un détenu à la prison de Champ-Dollon selon lesquels celui-ci avait une attitude «assez virulente, très procédurière et exigeante quant à sa médication» et «jou[ait] de son statut, étant ‘sous mesure’ au sens de l’art. 59 CP». Ces déclarations témoignent par ailleurs d’une attitude stigmatisante et validiste de la part de l’administration pénitentiaire et peuvent, s’ils ont motivé l’attitude du personnel à l’égard du détenu, constituer un traitement discriminatoire au sens des art. 8 al. 2 Cst., 14 CEDH et 5 CDPH.
Lors de sa visite en 2015 des prison d’Hindelbank et de Lenzburg puis lors de sa visite en 2021 à la prison de Thorberg, le CPT a déploré les cas de personnes détenues dans les sections de haute sécurité «dans des conditions semblables à l’isolement car, en raison de leurs graves problèmes de santé mentale, [elles] étaient considérées comme particulièrement [dangereuses]», par ailleurs menottées et accompagnées de plusieurs membres du personnel de sécurité lorsqu’elles quittaient leur cellule. Or le fait de justifier une incarcération en quartier de haute sécurité ainsi qu’un usage automatique des menottes par la dangerosité particulière des personnes détenues découlant de leur situation de handicap mental sans procéder à un réel examen quant à la nécessité de telles mesures est contraire à l’art. 14 CDPH. Le CRDP défend l’interdiction de la médication forcée à l’égard des personnes en situation de handicap, affirmant qu’une telle coercition appliquée à des personnes en situation de handicap nie leur capacité d’autodétermination médicale, constituant une discrimination fondée sur le handicap au sens de l’art. 5 CDPH.
Une étude de 2014 du Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH) constate également que la majorité des personnes internées dans les unités de haute sécurité en Suisse présentent de graves troubles de santé mentale et s’y trouvent souvent en raison de leur handicap mental. Ainsi, le critère de dangerosité justifiant le placement dans ces unités est souvent à mettre en lien avec les troubles psychiques des personnes condamnées. Or, en vertu de l’art. 14 para. 1 let. b CDPH, aucune privation de liberté ne peut se justifier par l’existence d’un handicap. De même, d’après la Règle 109 des RNM, les personnes pénalement irresponsables, ou chez lesquelles un handicap mental ou une autre affection grave est détectée ultérieurement et dont l’état serait aggravé par le séjour en prison, ne doivent pas être incarcérées. Comme le pointe le CSDH dans une étude publiée en 2020, ces personnes peuvent être traitées dans un service spécialisé, encadrées par des professionnel·le·x·s de la santé qualifié·e·x·s.
Des évolutions nécessaires en matière de contrainte
Le CRPD juge que l’usage des moyens de contrainte physique, mécanique, chimique et spatiale est contraire à l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 15 CDPH), aussi, le Comité a demandé à la Suisse de mettre fin à ces pratiques à l’égard des personnes détenues en situation de handicap. Afin de garantir la protection découlant de l’art. 15 para. 1 CDPH, tous les États signataires de la CDPH doivent prendre des mesures législatives, administratives et judiciaires (art. 15 para. 2 CDPH).
Bien que les bases légales suisses revêtent une souplesse suffisante pour garantir un hébergement conforme aux RNM, il reste que leur application concrète demeure insatisfaisante, en raison notamment du manque de places dans des services spécialisés. Le CSDH conclut dans son étude que des considérations d’ordre structurel ne sauraient toutefois légitimer des infractions aux normes internationales, appelant à fournir des efforts supplémentaires pour garantir les droits des personnes détenues présentant des troubles psychiques.
Une étude montre à quel point la prise en charge des personnes en situation de handicap derrière les barreaux représente pour elles «des moments d’emprise et de sanction de [leur] incapacité à s’inscrire dans des modes de vie socialement valorisés». Le CRPD enjoint les États parties, dont la Suisse, à adapter leur législation afin de supprimer les dispositions ayant pour effet de criminaliser les comportements atypiques ayant un impact négatif et disproportionné sur les personnes en situation de handicap. Ces recommandations amènent à questionner, d’une part, la pertinence de maintenir enfermées des personnes en situation de handicap psychique, et plus généralement, la légitimité du système carcéral en tant que tel.