14.07.2021
Dans son premier rapport sur la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul, la Suisse a récemment présenté le bilan de son action en matière de prévention et de lutte contre la violence faite aux femmes et la violence domestique. Si la protection des victimes de violences a récemment fait l’objet d’améliorations depuis qu’un paquet de loi est entré en vigueur en 2020, les mesures restent encore partielles et non systématiques en dépit des obligations qui incombent à la Suisse en vertu de ses engagements internationaux.
En Suisse comme partout, la violence à l’égard des femmes* s’exerce dans différentes sphères de la vie, aussi bien publique que privée, notamment au sein du cercle familial. Comprenant aussi bien les menaces, le harcèlement, les violences sexuelles, le viol, les crimes commis au nom d’un prétendu honneur ou encore les séquestrations et les enlèvements, elle découle de rapports de domination ancrés socialement.
Les infractions enregistrées en Suisse en 2019 témoignent d’une hausse de 6,2% des cas de violence dite «domestique» par rapport à l’année précédente, et une femme décède dans le cadre d'une relation de couple toutes les quatre semaines selon l’OFS. La moitié des «homicides» recensés en 2019 a eu lieu dans une relation de couple, et 28% dans une relation d'ex-couple; dans les deux cas de figure, un peu plus des trois quarts des personnes lésées étaient des femmes, ce qui pointe la réalité des féminicides.
Premier pas concret entrepris par la Confédération pour prévenir la violence envers les femmes et protéger les victimes depuis l’entrée en vigueur de la Convention d’Istanbul en 2018, la Loi sur l’amélioration de la protection des victimes de violence laisse toutefois subsister des lacunes. Si la Confédération juge dans son rapport national que la législation fédérale répond dans l'ensemble aux exigences de la Convention d'Istanbul, la société civile considère que les mesures actuelles et prévues sont loin d'être suffisantes.
Les organisations du domaine estiment dans leur rapport alternatif qu’il manque tant de volonté politique que de moyens financiers pour lutter contre la violence et protéger les personnes qui en sont victimes. Le rapport alternatif présenté par la Coordination post-Beijing au Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes montre également que la discrimination et la violence se sont particulièrement aggravées.
Surveillance électronique, allègement de la procédure et prévention renforcée
En 2018, le Parlement adopte un paquet législatif visant l’amélioration de la protection des victimes de violence, apportant des modifications au Code civil, au Code de procédure civile ainsi qu’au Code pénal. Deux facteurs ont motivé ces changements: d’une part, le dépôt depuis de nombreuses années de motions (par Doris Fiala, Bea Heim, Yvan Perrin, Karin Keller-Sutter) ainsi que d’un postulat (par Doris Stump) sur la problématique, et d’autre part, l’entrée en vigueur de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) en 2018. Ces modifications proposent des solutions ciblées visant à respecter des dispositions que contient la Convention d’Istanbul tant en matière de prévention que de protection.
Sur le plan pénal, la décision de poursuivre ou de suspendre la procédure pénale ne relèvera plus de la seule responsabilité de la victime, qui peut être mise sous pression par le·la prévenu·e (art. 55a al. 1 let. b et c CP). Les autorités de poursuite pénale ne pourront désormais plus suspendre la procédure avant d’avoir procédé à une évaluation de la situation de la victime, et ordonner le classement de la procédure uniquement si celle-ci s’est stabilisée ou améliorée (art. 55a al. 5 CP). L'autorité devra par ailleurs pouvoir ordonner au·à la prévenu·e de suivre un programme de prévention de la violence (art. 55a al. 2 CP).
Sur le plan civil, le·la juge pourra dès le 1er janvier 2022 ordonner que l'auteur·e potentiel·le de violence soit muni·e d'un bracelet électronique, afin de contrôler le respect d'une interdiction géographique ou d'une interdiction de contact (art. 28c CC). Le tribunal communiquera quant à lui ses décisions à tous les services compétents, dès lors que cette communication est nécessaire pour leur permettre de remplir leur mission, pour protéger les plaignant·e·s ou pour faire exécuter la décision (art. 28b al. 3bis CC).
La victime qui porte une affaire de violence, de menaces ou de harcèlement devant le tribunal ne doit par ailleurs plus assumer les frais de la procédure depuis le 1er juillet 2020 (art. 114 let. f CPC).
L’Ordonnance contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique vient compléter ces modifications législatives sur le plan de la prévention en dehors de toute procédure. Entrée en vigueur le 1er janvier 2020, elle permet au Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes de soutenir financièrement des campagnes nationales d’information de la population, la formation des professionnel·le·s et la mise en œuvre d’une meilleure coordination des acteurs privés et publics.
Un postulat déposé récemment demande au Conseil fédéral d'évaluer l'opportunité d'intégrer des dispositions sur la protection contre les violences domestiques et les violences faites aux femmes dans la loi sur l'égalité (LEg) ou de prévoir une base légale distincte.
Des réserves à la Convention d’Istanbul inacceptables
Ces récents changements ne comblent pas quatre points de la Convention, sur lesquels la Suisse a formulé plusieurs réserves. Contrairement aux autres États, la Suisse ne s’est en effet pas engagée à poursuivre inconditionnellement les infractions définies par la Convention d’Istanbul, lorsqu’elles sont commises sur son territoire ou par une personne ayant sa résidence habituelle sur le territoire suisse (art. 44 al. 1 let. e Convention d’Istanbul) ou si, en cas de violence sexuelle à l’égard des adultes ou d’avortement et de stérilisation forcés, ces violences ne sont pas sanctionnées dans le pays où elles ont été commises (art. 44 al. 3 Convention d'Istanbul).
Enfin, les victimes de violence étrangères ne bénéficient pas d’une protection suffisante en Suisse comme le prévoit la Convention d’Istanbul (art. 59 Convention d'Istanbul); la loi sur l’assistance aux victimes de violences conditionne les mesures d’assistances ou leur financement au lieu de commission de l’infraction ou de résidence de la victime au moment des faits, à savoir la Suisse (art. 3 LAVI), empêchant donc les migrantes, réfugiées, requérantes d’asile, admises provisoirement ou déboutées d’être prise en charges pour des violences subies pendant leur fuite ou dans leur pays d’origine. Cette lacune, déjà relevée dans un rapport publié en 2019 par Brava (anciennement Terre des femmes) en réaction au rapport du Conseil fédéral en exécution du postulat Feri, est aujourd’hui tant dénoncée tant par la Coordination Post Beijing des ONG suisses que par le Réseau Convention d’Istanbul, et tout particulièrement par le Groupe de travail «Femmes migrantes & violences conjugales» dans son rapport parallèle. Le groupe de travail demande dans un communiqué de lever cette réserve ainsi que d’ouvrir le champ et les conditions de l'application de la disposition qui définit le droit au renouvellement d’une autorisation de séjour en cas de rupture de la vie commune suite à des violences conjugales (art. 50 al. 1 let. b et al. 2 LEI), actuellement trop restreints. Les services spécialisés et les ONG jugent que la mise en œuvre actuelle de la Convention d’Istanbul est discriminatoire et demandent qu’une protection soit garantie pour toutes les victimes de violence, sans exception, peu importe leur statut de résidence.
Tous les cantons ne protègent pas autant
Si les autorités cantonales sont chargées de mettre en œuvre le droit fédéral, l’étendue et la nature des lois cantonales et donc leur application varient grandement d’un canton à l’autre comme le montre l’état de la législation en matière de protection des victimes de violence établi par le BFEG en début d’année 2021.
Si quelques cantons avant-gardistes tels que ceux de Neuchâtel, Genève, Zurich, Obwald, Vaud et Valais disposent d’une loi spéciale de protection contre la violence, la plupart gardent une attitude minimaliste en intégrant leurs obligations découlant de la Convention d’Istanbul dans d’autres lois. Dans sa Loi cantonale d’organisation de la prévention et de la lutte contre la violence domestique, le canton de Vaud a étendu le champ d’application aux ancien·ne·s conjoint·e·s, partenaires enregistré·e·s et concubin·e·s. Le canton Zurich, lui, a récemment intégré dans sa loi sur la protection contre la violence des mesures de protection contre le harcèlement, élargissant le spectre des personnes: la police peut désormais aussi intervenir auprès des personnes harceleuses qui n’ont pas de relation particulière avec la victime comme c’est aujourd’hui fréquemment le cas pour les partenaires/ex-partenaires, qu’il s’agisse de voisin·e·s ou de collègues de travail.
Le canton de Berne, lui, ne dispose pas d’une loi sur la protection contre la violence spécifique et a intégré des dispositions dans la loi sur la police récemment révisée. C’est également le choix qu’on fait les cantons de Bâle-ville, Glaris ou encore les Grisons. De nombreux cantons ne disposent cependant toujours pas de réglementations spécifiques pour lutter contre la violence ni de plans d’action comme le montre le rapport de la Conférence suisse contre la violence domestique sur les plans d’action cantonaux et communaux. La mise en œuvre de la législation est également problématique: si Bâle-Ville a plus que doublé le nombre de places dans ses maisons d'accueil, passant de 17 à 40, leur faible nombre entrave l’accès à cette protection des personnes cherchant de l'aide, qui doivent être redirigées vers d'autres structures.
Pour le Réseau Convention d’Istanbul, il est inacceptable que selon son canton de domicile, une personne touchée par la violence puisse bénéficier ou non de protection et de soutien. Les organisations membres dénoncent l'absence de collaboration entre les cantons qui met des vies en danger. Ces disparités régionales sont en décalage avec les obligations sur le plan international où la lutte contre la violence de genre est davantage reconnue et combattue. Dans son rapport (p.30), le Réseau demande que les plans d’action et stratégies contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique soient élaborés sur les plans national, cantonal et municipal, de manière concrète et inclusive selon l’article 4 de la Convention d’Istanbul, et avec l’implication de la société civile.
Des données encore manquantes
Le Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes (BFEG) est responsable de la collaboration, la coordination et à la cohérence de l’action de l’État, notamment des différents acteurs communaux, cantonaux et fédéraux, en matière de prévention et de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Selon une expertise mandatée par le BFEG pour connaître les besoins en matière de données statistiques de la Suisse nécessaires à l’établissement du rapport sur la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul, des données font encore défaut dans plusieurs domaines: outre l’absence de toute étude de prévalence d’envergure sur la violence à l’égard des femmes, ces dernières manquent surtout dans le domaine de la procédure, des interventions policières et dans celui des services sociaux et de santé. D’autant que les informations en matière de violences subies par les personnes transgenres, intersexes et et non-binaires, ce que la coordination Post Beijing des ONG suisses recommande dans son rapport alternatif d’intégrer afin d’avoir des indications portant non seulement sur le sexe mais également sur le genre, les variations sexuelles, l’âge et le handicap, mais aussi les lieux où se déroulent les violences. Le rapport parallèle sur les femmes migrantes et la violence domestique fait également état de l’insuffisante du traitement statistique du nombre de personnes étrangères victimes de violences conjugales.
Si, en adoptant la Convention d’Istanbul, la Suisse s’est engagée à protéger les personnes transgenres (art. 4 al. 3 Convention d'Istanbul), des lacunes sont à déplorer selon l’association Transgender Network Switzerland (TGNS), le recensement officiel de la transphobie comme motif de crime ou paroles haineuses restant encore inexistant en Suisse et la plupart des institutions n’étant pas sensibilisée au soutien des personnes transgenres victimes de violences.
Pour pouvoir obtenir ces données, le BFEG recommande de mener des analyses supplémentaires des statistiques existantes; d’élargir et d’améliorer celles-ci; de réaliser de nouvelles études, des enquêtes complémentaires ainsi que des projets de recherche.
Le Conseil fédéral a récemment fait un pas dans la bonne direction en la matière: le 28 avril 2021, il adopte la Stratégie 2030 pour l'égalité entre femmes et hommes, qui, pour la première fois, formule l'objectif de collecter des données spécifiques au genre à travers les enquête et le les statistiques fédérales. Le Conseil fédéral répond ainsi notamment aux motions d'Eva Herzog au Conseil des Etats et de Min Li Marti au Conseil national. Cette stratégie sera concrétisée dans un plan de mesures détaillé d’ici à la fin de l’année 2021.
La coordination demande dans son rapport (p. 17) que des enquêtes systématiques soient menées non seulement pour les cas d’infractions au Code pénal, un grand nombre de cas n’étant en effet pas reportés. La société civile souhaite également que soit développée des stratégies portant sur l’égalité de genre en collaboration avec les ONG, services spécialisés, réseaux et scientifiques afin que soient prises en compte la diversité en matière d’identité de genre, d’orientation et de caractéristiques sexuelle ainsi que l’intersectionnalité (rapport CEDEF, p. 7). Adopter une perspective de genre permettrait d’analyser les dynamiques de conflit en prenant en compte le rôle de la masculinité dans ces processus afin de pouvoir prévenir la violence.
Davantage de mesures mais un manque de moyens
Au-delà de l'adoption de plusieurs lois et instruments aux niveaux cantonal et fédéral, la Confédération et les cantons ont signé en avril 2021 une feuille de route définissant des mesures supplémentaires pour lutter contre la violence envers les femmes et la violence domestique. Le Conseil fédéral a en effet décidé de faire de la lutte contre la violence de genre l’un des axes principaux de la Stratégie Egalité 2030 dans le programme de la législature 2019-2023 (art. 9 objectif 8 mesure 42), approuvé par le Parlement en septembre 2020, qui a également adopté un plan d’action national pour la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul. Les mesures supplémentaires se limitent pour l’instant à l'introduction d'un numéro de téléphone central pour les victimes accessible 24 heures sur 24, souhaitée par le Réseau Convention d’Istanbul (rapport p. 68) ou encore la mise en place d’un bouton d’alarme pour les victimes potentielles, qui fera l’objet de projet pilote. Le Réseau Convention d’Istanbul pointe toutefois toujours le manque de moyens pour lutter contre la violence à l’égard des femmes notamment au sein des organisations spécialisées dans ce domaine qui revendiquent davantage de fonds publics et critiquent les mesures d’austérité (rapport pp. 7 et 33).
La société civile demande à l’État de garantir que toutes les personnes concernées par la violence et en danger aient les mêmes chances en matière de prévention, de soutien, de protection et de poursuites pénales, quel que soit l’endroit où elles habitent en Suisse ou subissent la violence et indépendamment de leur orientation sexuelle, de leurs handicaps éventuels, de leur besoin de soutien, de leur identité de genre et d’autres facteurs. Diverses lacunes subsistent encore pour que la protection soit effective tant sur le plan législatif que pratique: une redéfinition du viol dans le Code pénal basée sur le consentement est nécessaire, tout comme l’extension de la norme pénale antiraciste (art. 261bis CP) aux discriminations fondées sur l’identité de genre, mais aussi une meilleure prise en compte dans le plan d’action des personnes intersexuées. Le Réseau Convention d’Istanbul demande par ailleurs dans son rapport (p.30) d’accorder une attention aux formes de violence comme la violence numérique et la violence économique, bien qu’elles ne fassent pas partie de la Convention d’Istanbul.
Alors que le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a récemment rappelé que «la violence basée sur le genre est une forme de discrimination et de torture», la société civile attend de la part de la Suisse davantage d’engagement.
*Le terme «femmes» comprend toutes les personnes s’identifiant partiellement ou entièrement en tant que femmes, étant complètement ou en partie perçues comme femmes par la société, ou ayant été socialisées en tant que femmes/filles.