31.03.2021
Un an après la grève féministe du 14 juin 2019, des dizaines d'organisations et de personnalités ont lancé un appel national pour une révision du droit pénal sexuel. Elles demandent une réforme de la législation basée sur le consentement afin de garantir une meilleure protection contre les violences sexuelles. L’avant-projet actuellement en consultation ignore la réalité et les obligations de la Suisse en matière de droits humains. Tout rapport sexuel non consenti doit être considéré comme un viol.
Le droit pénal ne doit pas tolérer les actes sexuels contre la volonté d'une personne, indépendamment de son sexe: c’est la position que défendent dans leur appel 55 organisations, antennes spécialisées et ONG ainsi que 130 personnalités, parmi lesquelles nombre de politicien·ne·s, des expert·e·s en droit pénal, des avocat·e·s, des professionnel·le·s de la santé, spécialisé·e·s dans les violences faites aux femmes ou encore actif·ve·s dans les milieux culturels.
Souhaitant punir tous les actes sexuels non consentis de manière adéquate en complétant les infractions «contrainte sexuelle» et «viol», la coalition critique le projet de révision du droit pénal formulé par la Commission des affaires juridiques du Conseil des États actuellement en consultation. Celui-ci propose de créer l’infraction d’«atteintes sexuelles», jugée insuffisante par les organisations de la société civile car elle n’inclut pas la notion de «consentement», la définition du viol restant basée sur la violence, la contrainte, et la résistance dans les deux variantes du projet. Cette infraction est assortie d’une peine plus légère que celle prévue pour un viol, considéré comme un crime. Or sanctionner les pénétrations sexuelles non consenties en tant qu’atteintes sexuelles et non en tant que viols ou contrainte sexuelle est insuffisant du point de vue des droits humains.
Les violences sexuelles en Suisse encore largement sous-estimées
En 2020, la police a enregistré 713 infractions de viol et 683 infractions de contrainte sexuelle. Ces chiffres ne représentent qu’une petite partie des violences sexuelles réellement subies en Suisse. La publication en 2019 d’une enquête de gfs.bern sur 4495 femmes a montré l’ampleur des violences sexuelles faites aux femmes: plus d'une femme sur deux a subi des attouchements, des baisers et des étreintes non souhaités après l'âge de 16 ans, 22% des femmes ont déjà subi des actes sexuels non désirés à partir de l’âge de 16 ans et 12% ont déjà eu un rapport sexuel contre leur gré. Seuls 10% des femmes qui ont subi des actes sexuels contre leur gré ont signalé l’incident à la police et seuls 8% ont finalement porté plainte. L’absence d’une étude de prévalence d’envergure portant sur la violence à l’égard des femmes en Suisse est pointée du doigt par le rapport 2019 du Bureau fédéral de l’Egalité (BFEG) sur les données statistiques nécessaires à la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul, tout comme le manque de moyens pour récolter les données de consultations (Centre LAVI, DAO). Les chiffres manquent également pour les violences sexuelles envers les hommes; les pénétrations orales ou anales non désirées constituent tout autant de graves violations du droit à l'autodétermination sexuelle.
L’absence de données participe à perpétuer les mythes sur le viol, tels que ceux-ci: les femmes inventent souvent le viol pour se venger ou se rendre importantes; le viol par un partenaire de vie est moins grave que le «vrai viol»; les femmes disent souvent «non» alors qu’elles veulent dire «oui»; si une femme se défend, elle ne peut pas être violée; si les femmes s'habillent ou se comportent de manière provocante, elles sont aussi responsables du viol. Ces discours ont des conséquences insidieuses, la première étant que seul un petit nombre de personnes victimes osent porter plainte (seulement 8%). Les principales raisons pour lesquelles les femmes ne vont pas se plaindre à la police sont, selon l’enquête de gfs.bern, la honte (64%), le sentiment qu'elles n’avaient aucune chance d’obtenir justice (62%) et la peur qu'on ne les croie pas (58%). Ces chiffres montrent que les actes sexuels non consentis sont très répandus en Suisse et qu’ils restent impunis dans la majorité des cas. La probabilité de signalement augmente dans quatre cas comme le montre une évaluation: si la personne victime est capable de reconnaître l'acte comme une injustice punissable, si elle se confie directement après l’acte, si la preuve est «bonne», et si elle a une attente envers les autorités pénales. Les actes sexuels non consentis restent cependant impunis dans la majorité des cas.
Le droit pénal suisse actuel est obsolète…
Aujourd’hui, plusieurs articles du Code pénal suisse punissent les infractions sexuelles. Le viol (art. 190 CP) et la contrainte sexuelle (art. 189 CP) sont tous deux basés sur la notion de contrainte. Est condamné pour viol «celui qui, notamment en usant de menace ou de violence, en exerçant sur sa victime des pressions d’ordre psychique ou en la mettant hors d’état de résister, aura contraint une personne de sexe féminin à subir l’acte sexuel». Est condamnée pour contrainte sexuelle une personne qui, «notamment en usant de menace ou de violence envers une personne, en exerçant sur elle des pressions d’ordre psychique ou en la mettant hors d’état de résister l’aura contrainte à subir un acte analogue à l’acte sexuel ou un autre acte d’ordre sexuel».
Ainsi, en plus de l'absence de consentement, le droit pénal actuel exige l’exercice d’une contrainte de l'agresseur·euse sur la victime. Le simple fait d'agir contre la volonté d'une personne ou sans son consentement n'est pas couvert par les infractions d'agression sexuelle et de viol. La jurisprudence du Tribunal fédéral confirme qu’un «non» explicite n'est pas suffisant pour prouver l’infraction. De tels cas peuvent tout au plus être sanctionnés comme du harcèlement sexuel (art. 198 CP). Lorsque la victime se contente de s’opposer verbalement à son agresseur·euse ou reste passive, situations dans lesquelles l'agresseur·euse n'a pas besoin d'utiliser la force ou de recourir à des menaces pour persuader la victime d'acquiescer à un rapport sexuel, les conséquences sont hautement problématiques: de nombreux cas de rapports sexuels non consentis ne sont pas couverts par la loi actuelle.
Les avocat∙e∙s de personnes victimes et les centres d’aide aux victimes évoquent régulièrement les difficultés que rencontrent actuellement les personnes concernées lorsqu’elles saisissent la justice. Leur accès à la justice est restreint: souvent, elles et ils doivent expliquer aux personnes concernées qu’une plainte n’a pas de chance d’aboutir parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de pression psychique, de violence ou de menace et que, par conséquent, le cas ne correspond pas à la définition actuelle du viol ou de la contrainte sexuelle du Code pénal. Lors des audiences et au tribunal, l'accent est mis sur l'usage de la contrainte, tandis que la question du consentement mutuel à l'acte sexuel n'a que peu d'importance.
Enfin, le viol est défini comme un rapport sexuel péno-vaginal forcé avec une personne de sexe féminin, ce qui implique que les hommes ne peuvent pas être victimes de viol selon la loi. Si le Conseil fédéral affirmait encore en 1991 que le viol constitue «depuis longtemps une infraction ne pouvant être commise que sur une femme et ayant par ailleurs toujours été compris ainsi», il s'est depuis écarté de cette position. Grâce à la révision de la loi sur les infractions sexuelles, les hommes seront à l'avenir également couverts par la notion de viol.
…et viole les droits humains
En 2018, les voix des personnes victimes de violences sexuelles trouvent un écho tout particulier avec l’entrée en vigueur de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) en Suisse. En la ratifiant, cette dernière s’est engagée à définir comme infraction pénale tous les actes sexuels non consentis comme définis à l’article 36 de la Convention. Ainsi, elle doit intégrer la notion de consentement, qui doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne (art. 36 al. 2). Tout rapport sexuel dont le consentement n’a pas été volontairement donné doit par conséquent faire l’objet d’une sanction. La Convention d'Istanbul invite donc ses États signataires à appliquer le principe du consentement selon lequel «quand c’est pas oui, c’est non». Le groupe d’expert·e·s du comité de suivi des Nations Unies GREVIO chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul a confirmé ceci dans ses recommandations (voir GREVIO Baseline Report Denmark).
La Cour européenne des droits de l’homme a déjà précisé en 2003 que les Etats ayant ratifié la Convention européenne des droits de l’homme sont tenus de sanctionner tous les actes sexuels non consentis, que la victime ait opposé résistance ou non (voir l’arrêt M.C. contre Bulgarie). La législation suisse actuelle va en effet à l’encontre des normes internationales relatives aux droits humains qui engagent également la Suisse.
La Convention d’Istanbul a récemment fait bouger les lignes de plusieurs pays européens, qui ont annoncé leur volonté de reformuler la définition du viol dans le droit pénal. A ce jour, dix pays européens criminalisent déjà le viol par défaut de consentement (Belgique, Allemagne, Grèce, Islande, Irlande, Luxembourg, Suède, Royaume-Uni, Chypre et Danemark). Le gouvernement espagnol a présenté début mars un projet de loi contenant une proposition de réforme similaire de la définition du viol, et aux Pays-Bas et en Finlande, des réformes allant dans ce sens sont en discussion. Avec son avant-projet, la Suisse reste loin derrière ces avancées.
Révision du droit pénal: les lignes bougent
En 2019, la problématique est portée sur le devant de la scène par les organisations de défense des droits humains lors d’une campagne contre les violences sexuelles lancée par Amnesty International. Le 14 juin, le consentement se retrouve également au centre des revendications de la Grève féministe, qui réunit 500 000 personnes en Suisse. L’introduction de cette notion dans le processus d’harmonisation des peines du Code pénal lancé en 2011 apparaît ainsi comme une des mesures phares de la lutte contre les violences sexuelles. Deux interventions ont entre-temps été déposées pour réviser le droit pénal en matière sexuelle. L’interpellation de Hugues Hitpold (PLR/GE), demandait en 2014 au Conseil fédéral de créer une seule norme pénale incriminant toute contrainte sexuelle. Quant à la motion de Laurence Fehlmann Rielle, elle demandait en 2017 au Conseil fédéral de modifier le Code pénal afin d'élargir la définition du viol et de l'étendre aux contraintes sexuelles, indépendamment du sexe de la victime. Aujourd’hui encore, le viol est légalement défini comme une pénétration péno-vaginale; ainsi, les hommes ne peuvent toujours pas être considérés comme victimes de viol.
En janvier 2021, la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats publie un avant-projet proposant de créer le délit d'atteinte sexuelle. Amnesty Suisse critique cette proposition, réaffirmant que l’injustice fondamentale d’une agression sexuelle ne devrait pas être mesurée à l’aune de l’intensité de la violence subie par la victime, mais en fonction du non-respect du consentement de la personne. L’avant-projet est soumis à la consultation jusqu’au 10 mai 2021, et devrait être discuté au Conseil des Etats lors de la session d’automne.
Un avant-projet peu en phase avec la réalité
Première initiative de redéfinition du viol depuis 1951, l’avant-projet de réforme de l’administration fédérale propose d’introduire dans le Code pénal sous l’article 187a l’infraction d’«atteintes sexuelles», couvrant les actes sexuels infligés «contre la volonté» de la personne. Les deux variantes du projet reposent sur une définition du viol basée sur la violence, la contrainte et la résistance.
Selon Amnesty International, le projet de révision de l’administration fédérale représente une occasion manquée d’établir sans équivoque que «l’injustice fondamentale d’une agression sexuelle ne réside pas dans la contrainte ou la violence, mais dans le non-respect de l’autodétermination sexuelle.» Ce projet de loi crée une sorte de «faux viol», avec une peine plus légère. La qualification de l’infraction dépendra du comportement de la victime et de la manière dont elle a signalé verbalement ou non verbalement son désaccord. En conséquence, si la personne accusée n’a pas eu besoin de recourir à un moyen de contrainte, du fait qu’elle a profité d’un état de surprise ou de choc ayant empêché la victime de signaler son désaccord, elle risquera au maximum trois ans de prison contre dix actuellement pour un viol. Or cette manière d’envisager les violences sexuelles ne correspond pas à la réalité: l’une des réactions naturelles des personnes concernées est un état de choc ou une paralysie que l’on appelle «freezing» ou sidération, ainsi, elles ne résistent physiquement que dans de très rares cas. La plupart des agresseur·euse·s n’ont ainsi pas besoin de recourir à la force, profitant de l’état de stress ou de choc de la victime et de leur relation de confiance.
Aussi, la coalition en faveur d’une réforme du droit pénal demande au Parlement de rectifier son projet en complétant les infractions prévues aux articles 189 (contrainte sexuelle) et 190 (viol) afin que tous les actes sexuels non consentis soient sanctionnés de manière adéquate.
Le droit ne doit pas tolérer les actes sexuels non consentis
Baser la réforme pénale sur la notion de consentement est nécessaire pour plusieurs raisons. Il s’agit tout d’abord de reconnaître qu’un acte sexuel sur une personne qui n’est pas consentante, peu importe son sexe, constitue une infraction contre son intégrité physique et son autodétermination sexuelle, et non une infraction contre les bonnes mœurs, la morale publique, l’honneur, la famille ou la société. La situation juridique actuelle contribue au fait que les victimes ne signalent même pas les agressions sexuelles qu'elles ont subies. Aussi est-il essentiel de changer de paradigme afin que l’accès à la justice soit facilité pour les personnes victimes, comme le montrent des expériences d’autres pays; les plaintes ont augmenté après qu’une réforme en ce sens ait été menée.
La réforme demandée par la société civile n’entraîne pas une inversion du fardeau de la preuve comme certaines critiques le suggèrent. La présomption d’innocence n’est pas remise en cause: la notion de consentement ne mène à une peine que dans les cas où le tribunal considère qu’il est prouvé que l’accusé∙e a agi contre la volonté de la victime. Même si l’usage de la violence et des menaces ne laisse pas toujours des traces évidentes, les autorités de poursuite pénale sont capables d’élucider de telles infractions et de les poursuivre. Disposant de méthodes établies et utilisant les connaissances et les méthodes de la psychologie des déclarations, elles savent également vérifier la crédibilité des propos. Si des doutes subsistent quant au déroulement des événements, l’accusé∙e sera acquitté∙e.
Au cœur de la réforme du droit pénal demandée par la société civile se trouve donc le consentement, et non plus les questions culpabilisantes comme les possibilités pour la victime de s'échapper ou de se défendre, ou encore la résistance qu’elle a effectivement montrée. Même si elle n'élimine pas toutes les difficultés liées aux preuves des délits sexuels, la règle selon laquelle «quand c’est pas oui, c’est non» offre à tout le moins de nouvelles possibilités de condamner ces délits. Le fait qu'un acquittement soit prononcé en raison de preuves peu claires ou que l'affaire soit abandonnée parce que la loi ne voit aucune faute dans la conduite de l'accusé∙e fait une grande différence pour les victimes. Ainsi, il est indispensable que l’administration fédérale prévoie une définition du viol qui soit neutre et repose sur l’absence de consentement. Elle doit également garantir que cette définition inclue explicitement toute pénétration sexuelle vaginale, anale ou orale non consentie du corps d'une autre personne avec une partie du corps ou un objet. C’est seulement ainsi que la Suisse remplira ses obligations en matière de droit international des droits humains.
Un ancrage législatif du consentement permet également de développer tout le potentiel éducatif du respect de l’autre pour les prochaines générations et de faire évoluer l’éducation sexuelle, qui envisage aujourd’hui le consentement de manière genrée. L’éducation fait d’ailleurs l’objet de l’article 14 de la Convention d’Istanbul, qui demande aux Etats parties d’inclure dans les programmes d’étude des sujets tels que l’égalité entre les femmes et les hommes, les rôles non stéréotypés des genres, le respect mutuel, la résolution non violente des conflits dans les relations interpersonnelles, la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre et le droit à l’intégrité personnelle.