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Rapport sur la conférence annuelle «Litiges stratégiques en Suisse – développements actuels et tendances»

Le 18 juin 2024 a eu lieu à Berne la conférence annuelle de humanrights.ch sur le thème des litiges stratégiques en Suisse. Elle faisait suite à la conférence sur les droits fondamentaux 2021, qui avait déjà mis en lumière les premières approches du litige stratégique en Suisse. Environ 80 personnes issues d’ONG, de cabinets d’avocat·e·x·s et du monde scientifique y ont pris part et discuté des critères de réussite d’un litige stratégique, de ses possibilités ainsi que des limites de cet instrument juridique.

Le rôle du Point de contact pour les litiges stratégiques

Dans son mot de bienvenue, la directrice de humanrights.ch Marianne Aeberhard est revenue sur l’évolution de l'idée du Point de contact. Celui-ci a été initialement conçu pour soutenir les personnes qui souhaitaient mener un litige stratégique. Au cours du temps, il s’est toutefois avéré que le fait de lever les obstacles en amont en matière d'accès à la justice pour permettre la mise en place d’un tel litige constituait une grande partie du travail. Les personnes qui font face à des violations structurelles de leurs droits sont en effet généralement extrêmement vulnérables, parce qu'elles se trouvent dans des conditions de dépendance (en détention ou dans une procédure d'asile par exemple) ou que leur santé est atteinte. Ces personnes disposent rarement de moyens financiers suffisants pour supporter les frais de justice et renoncent donc à la voie judiciaire, ou voient leur accès à un soutien juridique restreint si l'assistance juridique gratuite ne leur est pas accordée. Au-delà de ces difficultés, un cas potentiellement stratégique doit être reconnu comme tel par les professionnel·le·x·s et faire l’objet d’un triage. Or il manque souvent non seulement du temps pour ce faire, mais aussi des connaissances spécifiques pour analyser ces violations systématiques des droits fondamentaux, qui dépassent les cas particuliers. Aussi le Point de contact se consacre-t-il désormais principalement à la sensibilisation et à la formation continue.

Discours d’ouverture: Point de vue d’une scientifique et juge sur les litiges stratégiques

Professeur et ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme, Helen Keller a tout d'abord revenue sur le terme de litige stratégique, qui puise ses racines dans le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Cette notion est délicate, car la classification d’un cas en tant que litige stratégique, souvent faite de manière rétrospective, est une question d'appréciation. Selon la définition d'Aidan O'Neill, le terme doit être replacé dans le contexte d'un ordre juridique libéral et démocratique: il peut être considéré comme un instrument anti-majoritaire et pourtant profondément démocratique, car il s'agit précisément de préserver les droits fondamentaux au sein d'une démocratie en garantissant l'accès à la justice. Ainsi, les procédures-bâillons, aussi appelées «SLAPP» (Strategic Lawsuits against Public Participation), introduites contre des personnes de la société civile dans le but de les réduire au silence, ne peuvent être qualifiées de litiges stratégiques bien qu'elles le soient tout à fait. Les litiges stratégiques sont parfois remis en question et critiqués au motif qu’ils favoriseraient un «gouvernement des juges».

En s'appuyant sur des cas couronnés de succès devant la Cour européenne des droits de l’homme, comme El-Masri v. the former Yugoslav Republic of Macedonia ou Centre for Legal Resources on behalf of Valentin Câmpeanu v. Romania, la professeure Keller a montré quels facteurs pouvaient contribuer à un arrêt en faveur des recourant·e·x·s. Le cas doit être clair, soigneusement argumenté et les violations des droits humains doivent déjà avoir été dénoncées au niveau national. Un soutien technique et financier de la part d’ONG est également important. La professeure Keller a souligné qu’un peu de chance était toutefois également nécessaire, et que les avocat·e·x·s devraient informer leurs client·e·x·s dès le début de la procédure. Selon elle, un cas rejeté par la justice peut malgré tout porter ses fruits si celui-ci est couvert par les médias par exemple et a des répercussions sur la politique.

Accès à la justice pour les Yéniches et Sintés ayant un mode de vie itinérant: un litige stratégique devant le CERD

L'avocate Melanie Aebli a illustré le concept de litige stratégique en présentant son expérience lors de la défense de la Radgenossenschaft der Landstrasse, l'organisation faîtière des Yéniches et Sintés de Suisse. Après avoir été examinée par toutes les instances nationales, l’affaire est en suspens devant le CERD, le comité de l'ONU contre la discrimination raciale. Une commune avait refusé de construire l'aire de transit provisoire prévue depuis longtemps dans le plan directeur cantonal, pourtant nécessaire au maintien du mode de vie traditionnel des Yéniches et les Sintés. Cette communauté est officiellement reconnue comme minorité en Suisse depuis 2016.

Comme ce cas concerne le droit de l'aménagement du territoire, l'accès à la justice fait défaut; aucune voie de recours n'est prévue pour faire valoir un droit individuel à la mise à disposition d’aires de transit. C'est cette lacune que la Radgenossenschaft der Landstrasse a dénoncée devant le CERD. Melanie Aebli a souligné que cette procédure ne concernait pas seulement cette aire, mais qu’il s’agissait d’une problématique structurelle, et a souligné que la procédure nationale avait déjà enregistré des succès. Le droit de recours des associations de la Radgenossenschaft a en effet été reconnu: dans son arrêt, le Tribunal fédéral a laissé entendre qu'il pourrait y avoir une garantie de l’accès à la justice dans certaines circonstances. De plus, les Yéniches et Sintés ont été entendu·e·x·s au cours de la procédure et la commune a été clairement informée de ses obligations légales.

Internement en Suisse: situation juridique, besoins de réforme et litiges stratégiques

L'avocat Stephan Bernard a exposé sa pratique en tant qu'avocat de la défense et conclu que la procédure de mesures pénales, notamment dans le cadre de l'internement ordinaire et du «petit» internement, est problématique du point de vue des droits humains. Dans les faits, la responsabilité est déléguée aux psychiatres, tant au sein de la procédure préliminaire que de la procédure principale. Or cette procédure compromet le principe du contradictoire du procès pénal, en violation de l'article 6 CEDH consacrant le droit à un procès équitable. Une société sécuritaire qui vise à prévenir toute menace tend à remplacer le droit pénal libéral basé sur la culpabilité, qui garantit le respect les droits humains des personnes concernées.

Selon lui, la défense pénale repose sur la volonté de se saisir d’une problématique et d'agir en terrain inconnu. Comme il n'existe pas d'ONG ou de lobby puissant pour défendre les intérêts des personnes internées, les litiges stratégiques dans ce domaine doivent être menés par des membres du barreau, a expliqué Stephan Bernard. Celui-ci a rappelé que la règle première est toutefois de ne pas instrumentaliser les client·e·x·s. En adoptant une approche ascendante, comme dans le cas de Mohamed Wa Baile relatif au profilage racial, le cas peut déployer sa propre dynamique et exploiter les possibilités qui se présentent. L'interaction entre le monde scientifique, du barreau et des ONG est très importante dans un domaine du droit qui ne connaît aucun lobby, afin de rendre publics par exemple de cas pratiques mettant en évidence les problématiques structurelles relatives au respect des droits humains.

Les procédures judiciaires climatiques pour protéger les droits individuels

Cordelia Bähr, avocate des Aînées pour le climat, a présenté l’affaire, qui a été un succès pour les ressortissantes en avril 2024 devant la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour a reconnu le statut de victime de l'association des Aînées pour le climat et a confirmé que l'article 8 de la CEDH comprenait le droit à une protection effective de l'Etat contre les conséquences néfastes du réchauffement climatique. Elle concrétise ainsi sa jurisprudence de longue date en matière d'environnement, selon laquelle un Etat doit adopter et mettre en œuvre des dispositions visant à garantir une protection efficace de la santé et de la vie. La convention de 1950 a été interprétée par la CEDH selon la doctrine de l'«instrument vivant», de manière équilibrée et à la lumière de la situation actuelle, comme cela a été fait pour des évolutions telles que le développement d’internet, a expliqué Cordelia Bähr.

Selon l'arrêt de la CEDH, les Etats disposent d’une faible marge de manœuvre pour respecter les objectifs climatiques, mais ils peuvent choisir les mesures à prendre pour atteindre ces objectifs. La CEDH exige que la Suisse apporte sa juste contribution à la réduction des émissions de CO2, à laquelle elle s'est engagée dans l'accord de Paris sur le climat. Elle constate que le cadre juridique de la Suisse est insuffisant, au vu de la loi sur le climat et l'innovation. Face à la déclaration du Parlement de juin refusant de donner suite à l'arrêt, l'article 46 de la CEDH, qui oblige les Etats à se conformer aux arrêts de la CEDH, s'applique. En se référant à des bases scientifiques, Cordelia Bähr détaille en quoi les exigences de l'arrêt sont loin d’être remplies, contrairement à ce qu'affirme le Parlement. Avec la stratégie climatique actuelle, la Suisse aura en effet épuisé le budget CO2 qui lui reste jusqu’en 2050 en 2034 déjà. L’avocate rappelle que l'arrêt a toutefois déjà eu un impact au-delà des frontières nationales: plusieurs éléments ont déjà été cités dans les négociations en cours aux Pays-Bas, ou encore dans l'avis du Tribunal international du droit de la mer relatif au changement climatique publié en mai 2024.

Discussion

Les différentes interventions et discussions animées ayant eu lieu entre-temps ont montré qu'en Suisse aussi, les litiges stratégiques représentent une véritable tendance qui veut être mieux comprise. La notion de litige stratégique et les critères pour définir les stratégies «gagnantes» ont été les deux thématiques récurrentes. Un litige est souvent qualifié de «stratégique» de manière rétrospective; sa définition ne joue parfois en effet qu’un rôle secondaire et ce mot-clé peut déjà permettre de créer un discours et de mettre en réseau les acteurs intéressés, a déclaré Stephan Bernard lors du le panel final.

Plusieurs points de la discussion ont également porté sur les facteurs contribuant au succès de ces litiges. Des points problématiques ont également été mentionnés. Les panélistes étaient unanimes sur le fait qu’il est nécessaire de prendre au sérieux les critiques et d’y répondre, ainsi que d'impliquer le public et les politiques dans ces litiges.
La question du choix d’une approche ascendante ou descendante pour les litiges stratégiques a également été abordée. Les panélistes ont conclu que celle-ci dépendait de la problématique concrète et du domaine juridique concerné, et qu'il n'était donc pas pertinent d'opposer ces deux approches. Il est important que les litiges stratégiques soient menés devant des instances nationales et supranationales, et que les griefs relatifs aux droits humains soient déjà formulés de manière pertinente devant les instances nationales.

contact

Marianne Aeberhard
Responsable Projet Accès à la justice / Directrice de l'association

marianne.aeberhard@humanrights.ch
031 302 01 61
Jours de présence au bureau: Lu/Ma/Me/Ve

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