29.02.2024
Dans un arrêt du 28 mars 2023, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) estime que la Suisse n’a pas violé le droit à un procès équitable en refusant d’accorder assistance judiciaire gratuite et défense d’office à un ressortissant algérien, alors qu’elle considère qu’une représentation judiciaire était indispensable en l’espèce.
L’assistance judiciaire refusée à un prévenu
Le 19 mars 2016, un homme originaire d’Algérie vivant en Suisse depuis 2009 dérobe un sac dans une voiture. Le lendemain, il se voit condamner par ordonnance pénale à une peine privative de liberté ferme de 75 jours. Après avoir renoncé à l’assistance d’un·e·x avocat·e·x et d’un·e·x interprète lors de sa première audition par la police, il mandate un avocat dans le cadre de la procédure de recours qu’il engage contre sa condamnation. Par décision incidente du 25 mai 2016, le ministère public rejette la demande de défense d’office (art. 132 CPP) déposée par cet avocat, au motif que l’affaire ne présente pas de difficulté juridique particulière. Après le rejet du recours par le Tribunal fédéral, qui statue en dernière instance, dans un arrêt du 22 novembre 2016, le prévenu dépose une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
Il affirme que sa situation personnelle ne lui permettait pas de faire valoir lui-même ses droits et, partant, qu’il ne pouvait se passer de l’assistance d’un·e·x avocat·e·x. Les autorités suisses répondent que comme le requérant a été représenté tout au long de la procédure par un avocat de son choix, ses droits découlant de l’article 6 de la CEDH n’ont pas été violés. Elles ajoutent que la défense d’office ne se justifiait pas en l’espèce et que la peine encourue était de faible importance.
Dans la procédure principale, la condamnation prononcée par le ministère public (peine privative de liberté ferme de 75 jours) est réduite par ordonnance pénale du 13 mars 2017 à une peine pécuniaire de 30 jours-amende à 30 francs avec un sursis de trois ans. N’ayant, selon toute vraisemblance, pas fait l’objet d’un recours, cette condamnation est entrée en force.
Pas de violation du droit à un procès équitable selon la CrEDH
Il revient donc à la CrEDH de juger si la Suisse a enfreint le droit à un procès équitable (art. 6 par. 1 et 3 CEDH) en refusant une défense d’office au requérant. En matière de défense d’office, la CrEDH constate une violation des paragraphes 1 et 3 de l’article 6 de la CEDH si deux conditions sont remplies: si l’Etat membre ne peut motiver son refus de manière convaincante et si ce refus a entraîné une limitation du droit à la défense du requérant et lui a donc porté préjudice.
S’agissant du premier point, les juges estiment que l’argumentation de la Suisse n’est pas convaincante. D’une part, le requérant était dans une situation d’indigence évidente; d’autre part, il risquait une peine privative de liberté ferme, soit une sanction d’une certaine gravité. Les intérêts de la justice exigeaient donc la désignation d’une défense d’office. La cour indique toutefois que puisqu’un avocat a représenté le requérant durant l’intégralité de la procédure, permettant de réduire considérablement la peine infligée (passée d’une peine privative de liberté ferme de 75 jours à une peine pécuniaire de 30 jours-amende avec sursis), le refus de la Suisse d’accorder une défense d’office n’a dans les faits pas porté atteinte au droit à la défense garanti par la CEDH.
La CrEDH conclut que le droit à un procès équitable doit être examiné de manière globale, c’est-à-dire en déterminant si, dans un cas donné, la procédure peut dans l’ensemble être considérée comme équitable. D’après la majorité des juges, il ne s’agit pas de juger isolément certains aspects, tels que la question de savoir si, dans le présent cas, le refus de défense d’office était injustifié. Ainsi, selon les juges de Strasbourg, si l’avocat du requérant le qualifie de «regrettable», ce refus n’a pas eu de conséquences néfastes sur l’équité de la procédure.
Une décision susceptible d’entraîner des conséquences absurdes
La CrEDH considère que si la Suisse a mal appliqué ses propres règles en matière de défense d’office et n’aurait pas dû la refuser au requérant, elle n’a pas pour autant enfreint le droit à un procès équitable, car le requérant a dans les faits bénéficié d’une défense jusqu’au jugement dans le cadre de la procédure principale, obtenant une réduction considérable de la peine initialement prononcée.
Ce raisonnement, problématique à plus d’un titre, se révèle absurde si on le poursuit jusqu’au bout: dans le présent cas, on peut certes donner raison à la cour, car le requérant a effectivement obtenu gain de cause grâce à l’engagement de son avocat. Cette issue n’a toutefois été possible que parce que celui-ci a poursuivi son mandat en dépit de l’indigence évidente de son client, prenant ainsi le risque (qui s’est avéré par la suite) de ne pas percevoir de rétribution pour son travail. S’il avait refusé d’aller au terme de son mandat et que la peine infligée au requérant n’avait pas été réduite, la violation de l’article 6 paragraphes 1 et 3 de la CEDH aurait dû être reconnue.
En effet, comme l’établit clairement la CrEDH, la Suisse a manqué à son obligation d’appliquer correctement le droit en refusant une défense d’office alors que les conditions nécessaires à son octroi étaient réunies. A l’avenir, dans une situation similaire, les avocat·e·x·s pourraient y réfléchir à deux fois avant d’accepter le mandat, par crainte de ne pas être rémunéré·e·x·s – un risque économique que ne pourraient pas assumer les petits cabinets d’avocat·e·x·s en particulier. Cette décision contrevient donc au principe d’effectivité des droits humains, qui revêt pourtant une importance capitale aux yeux de la CrEDH (affaire Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, ch. 101).
En conséquence, les avocat·e·x·s devraient désormais se démettre de leur mandat en cas de refus injustifié de défense d’office, ce qui augmenterait considérablement les chances qu’une requête auprès de la CrEDH aboutisse, dans la mesure où tant la première condition que la deuxième condition présentées ci-dessus seraient alors remplies. Or il paraît peu probable que la CrEDH souhaite réellement parvenir à de telles situations.
Les juges pas unanimes
La décision de la CrEDH a été prise à la majorité et non à l’unanimité. Trois des sept juges du collège reconnaissent ainsi la violation de l’article 6 paragraphes 1 et 3 de la CEDH et expliquent leur position dans une opinion dissidente:
Premièrement, indiquent les juges minoritaires, dès qu’une demande de défense d’office est définitivement rejetée, l’avocat·e·x peut demander des honoraires à son·sa·x client·e·x. Rien dans le dossier ne montre que l’avocat en l’espèce aurait travaillé pro bono. Implicitement, les juges partent donc du principe que le requérant s’est lourdement endetté afin de rétribuer son avocat.
Deuxièmement, l’avocat·e·x qui dépose une demande de défense d’office fait souvent, au moins partiellement, son travail sans avoir la certitude qu’il·elle·x sera désigné·e·x avocat·e·x d’office et qu’il·elle·x sera payé·e·x pour le travail accompli. De ce fait, lier évaluation de l’équité et représentation effective de la personne par un·e·x avocat·e·x remet en question l’institution elle-même.
Troisièmement, la majorité des juges ne tient pas suffisamment compte de l’aspect temporel: le Tribunal fédéral a rejeté la demande de défense d’office en dernière instance au niveau national par une décision du 22 novembre 2016. Le requérant a saisi la CrEDH le 2 février 2017. A ce moment-là, on ne pouvait pas encore savoir comment se déroulerait la procédure principale, dont l’audience s’est tenue le 13 mars 2017. Puisque la majorité considère elle aussi qu’une représentation juridique était indispensable, seule la poursuite du mandat par l’avocat (non désigné avocat d’office) a empêché la Suisse de violer ses obligations découlant de la CEDH.
Enfin, quatrièmement, l’approche défendue par la majorité punit les avocat·e·x·s, qui prennent le risque de ne pas être payé·e·x·s pour le travail accompli parce qu’une demande de défense d’office a été (indûment) rejetée.
Cette opinion dissidente rigoureuse convainc plus que la décision de la majorité, non seulement par ses arguments, mais aussi par ses effets. Il reste à espérer que l’ensemble de la cour y adhère lors de l’évaluation de futures affaires similaires et revienne sur le raisonnement majoritaire dans le cas Hamdani c. Suisse.