11.07.2016
On est soit un homme, soit une femme. C'est en tous cas ce que définit notre consensus normatif et culturel et ce qu'exigent l'administration et le droit. À sa naissance, chaque enfant se voit attribuer un sexe - masculin ou féminin - sous lequel il sera enregistré à l'état civil. Cela aura d'importantes conséquences au cours de sa vie, s'agissant par exemple de ses droits en matière de mariage.
Cependant, il y a des nouveau-nés dont on ne peut pas clairement distinguer s'ils sont de sexe masculin ou féminin. Cela concerne une naissance sur mille environ (entre 0.05% et 1.7% d'après l'ONU) et survient lorsque la combinaison des caractéristiques chromosomiques, hormonales et anatomiques n’est pas explicitement masculine ou féminine.
Comment notre société a-t-elle jusqu'ici géré ce «grain de sable» sociojuridique? En attribuant arbitrairement de façon chirurgicale l'un ou l'autre sexe à ces enfants. Cette pratique est extrêmement problématique du point de vue des droits humains. Elle a cependant été considérée comme parfaitement normale durant des années. C'est grâce à l'engagement des personnes concernées, puis aux instances éthiques internationales et nationales, qu'un changement de pratique peut aujourd'hui réellement être envisagé.
La prise de position porteuse d’avenir de la part de la Commission nationale d'éthique dans le domaine de la médecine humaine (CNE) de novembre 2012 a été en grande partie validée par le Conseil fédéral le 6 Juillet 2016.
Comment parler de cela?
Dans les cas concernés, l'on parle de personnes connaissant des «variations du développement sexuel» ou «variations de genre». Celles et ceux dont il est question préfèrent ces notions et ne souhaitent en majorité par être qualifiées d'intersexuées, hermaphrodites, hybrides ou autres. En effet, ces termes impliquent d'une part toujours implicitement une division de base entre hommes et femmes. D'autre part, il s'agit de notions désignant des pathologies dans le monde médical et revêtant une forme de stigmatisation. Un «sexe indéterminé» figure sur la liste des maladies de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le terme technique de la médecine est «désordre du développement sexuel» - bien que les personnes avec une variation de genre soient en général parfaitement saines et ne nécessitent aucune intervention médicale. C’est pourquoi une terminologie sociale correcte est importante pour pouvoir parler de ce sujet d’une manière qui dépasse les conventions en matière de genre.
Il est par ailleurs important de ne pas confondre les personnes connaissant des variations de genre avec la communauté LGBT (abréviation pour les personnes homos -, bi-, et transsexuelles). Même si certaines problématiques sont les mêmes (le droit au mariage par exemple), certaines différences fondamentales demeurent: les demandes de la communauté LGBT sont souvent focalisées sur la diversité des orientations et des identités sexuelles. Les personnes LGBT sont en règle générale nées hommes ou femmes. Cependant, leur orientation et identité sexuelle ne correspond pas aux images traditionnelles des deux sexes et sont ainsi présupposée contraire à leur sexe inné. Les personnes connaissant des variations de genre s'engagent de leur côté pour faire savoir qu'il existe une grande diversité, non seulement concernant l’orientation et l’identité sexuelle, mais aussi s'agissant des sexes et des caractéristiques biologiques à proprement parler.
Les effets d'un tabou
Jusqu’à présent les personnes connaissant des variations de genre en Suisse, en Europe et aux États-Unis, ont été opérées de force dès leur plus jeune âge sans qu'aucune urgence médicale ne l'exige et sans que les parents ne soient réellement informés des tenants et aboutissants de la situation. Depuis les années soixante, des nouveau-nés faisaient l’objet d'opérations dites de «réassignation sexuelle». Le plus souvent, l’appareil génital est réduit à une taille explicite (réduction du clitoris) et les testicules sont enlevés. Ceci pour la simple raison qu'il est plus facile de procéder à une réassignation sexuelle dans ce sens (d’homme à femme) que dans l'autre (de femme à homme). Un raisonnement qui ne tient évidemment pas compte de l'éventuel sentiment d'appartenance à un sexe ou à l'autre de la part des personnes concernées. Cette façon de procéder était si naturelle aux yeux de tous qu'elle ne faisait l'objet d'aucun débat et les opérations étaient tacitement acceptées.
Graves violations des droits humains
Voilà quelques années que les personnes concernées se sont organisées et s’engagent avec véhémence pour un changement de pratique. Elles ont entre autres formulé en 2008 une liste de revendications, demandant notamment que cessent ces réassignations, considérées comme de graves violations des droits humains du quotidien. En 2013, le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture a désigné ces interventions médicalement non nécessaires comme un traitement inhumain selon l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, venant renforcer la cause des personnes connaissant des variations de genre (voir notre article: Variations des caractéristiques sexuelles - lignes directrices internationales).
Les interventions chirurgicales pratiquées sur des enfants alors qu'elles ne répondent à aucune nécessité médicale violent leur intégrité physique et psychique. Souvent ces interventions sont irréversibles et accompagnées d’une grosse réduction de la qualité de vie. Les personnes concernées souffrent souvent des traumas, d’une sensibilité limitée du sexe, des douleurs ainsi que des dommages consécutifs aux traitements hormonaux absorbés pendant des années. Cette pratique entraîne de nombreuses violations des droits humains et particulièrement des droits de l’enfant. Souvent le droit à la liberté personnelle ainsi que le droit à l’épanouissement et au développement libre sont bafoués, car les opérations n’ont pas seulement lieu sans nécessité médicale, mais aussi sans le consentement des personnes concernées.
Discrimination basée sur le sexe: l’exemple du droit au mariage
En général, les personnes connaissant des variations du développement sexuel risquent d’être stigmatisées et discriminées à cause de leur sexe. En effet, la société reste très profondément marquée par la catégorisation binaire des sexes, tout comme le droit. Plusieurs exemples viennent illustrer ce fait: les toilettes sont généralement séparées entre hommes et femmes, l'âge de la retraite est déterminé par le genre auquel les individus appartiennent, de même l'obligation de faire son service militaire.
Le droit au mariage est lui aussi implicitement lié au sexe. La Convention européenne des droits de l'homme. L'art. 12 CEDH précise ainsi que «l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille». Jusqu'il y a peu, cela avait pour conséquence qu'il fallait, pour valider une réassignation sexuelle, annuler d'abord le mariage conclu avant la réassignation. Cette pratique a désormais été abolie un peu partout, mais il manque toujours une base légale qui règle ces aspects conformément aux droits humains.
La situation en Suisse
Prise de position porteuse d’avenir de la Commission d’éthique
Jusqu’à présent la Confédération n’avait guère examiné la situation des personnes connaissant des variations de genre ni la pratique médicale correspondante en Suisse. Après deux interpellations au parlement, le Conseil fédéral en est tout de même venu à juger que cette thématique posait des questions éthiques fondamentales. Il a alors chargé la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine (CNE) de se prononcer en la matière. En novembre 2012, la CNE a publié une prise de position porteuse d’avenir. Elle interdit notamment les interventions médicales non nécessaires auprès des personnes avec des variations de genre durant l'enfance (voir notre article: Variations de genre - des lignes éthiques pour la Suisse).
Thèse sur la situation juridique actuelle
La thèse du Dr. iur. Mirjam Werlen offre un exposé très complet de la problématique relative aux variations de genre dans le droit suisse:
- Persönlichkeitsschutz des Kindes, höchstpersönliche Rechte und Grenzen elterlicher Sorge im Rahmen medizinischer Praxis
Schulthess, 2014 (652 p., en allemand) - Compte-rendu de Christina Hausammann
Revue du Centre de recherche interdisciplinaire en études genres de l‘Université Berne, p. 24 (en allemand)
Confirmation du Conseil fédéral
En février 2014, la Confédération a réagi à la prise de position de la CNE en élaborant une directive adressée aux états civils. Il s'agit principalement de faciliter à l'avenir les inscriptions des personnes connaissant des variations de genre dans les registres de l'état civil, ainsi que les changements. Lors d’une naissance d’un enfant sans caractéristiques sexuelles explicites, les parents bénéficient désormais de plus de temps avant de devoir inscrire le genre au registre. Il reste cependant impossible de laisser le genre ouvert ou de choisir l’attribut «autre», comme cela se pratique en Allemagne.
Le Conseil fédéral a finalement validé en grande partie les évaluations et recommandations de la CNE dans un communiqué de presse publié le 6 juillet 2016. Aussi, il soutient sans équivoque que «les interventions prématurées ou inutiles sont contraires au droit régissant l'intégrité physique. Dans la mesure du possible, il faut attendre que l'enfant soit assez grand pour pouvoir se prononcer lorsque le traitement envisagé entraîne des conséquences irréversibles».
La plupart des recommandations de la CNE adressées au Conseil fédéral sont désormais mises en œuvre, à l'exception d'un accompagnement psychosocial gratuit, le Conseil fédéral considérant «qu’elle n’est pas réalisable». Ce dernier point semble être incohérent et passe pour une extrême pingrerie, d’autant qu’il est souligné dans le même communiqué de presse que les interventions chirurgicales injustifiées ont, par le passé, «souvent entraîné des séquelles considérables et une grande souffrance chez les personnes concernées».
- Personnes aux caractéristiques sexuelles ambiguës : sensibiliser davantage
Communiqué de presse du Conseil fédéral, 6 juillet 2016
La fin des opérations forcées?
Ceci dit, la thématique n’est toujours pas entièrement réglée. Certains signes annoncent l'avènement d'un changement de mentalité dans les hôpitaux, mais cela ne se fait que très lentement. Il est peu probable qu’une pratique médicale vieille de plusieurs dizaines d’années ne change du jour au lendemain, sans que ne soit éditée une base légale claire et stricte, réglant explicitement quand et sous quelles conditions une intervention médicale est nécessaire et juridiquement permise. C’est pourquoi certains, comme le chirurgien pédiatrique Blaise Meyrat, constatent, tout en le regrettant, qu'un ancrage légal est la seule solution. Bien que le corps médical devrait être informé et conscient de l’irrecevabilité des interventions cosmétiques du point de vue des droits humains, on ne peut pas partir du principe que le comportement ait changé entièrement et partout. On peut également douter que les parents reçoivent le soutien nécessaire pour résister à la pression sociale. Cette pression est présente dès la première heure, quand une naissance est communiquée et la première question est celle du genre du nouveau-né.
Recommandations de l’ONU: quel impact?
En 2015, deux comités de l’ONU se sont prononcés pour la première fois sur la situation des personnes avec des variations de genre en Suisse. Le comité contre la torture ainsi que celui pour les droits de l’enfant recommandent explicitement de renoncer au traitement des variations de genre dans un objectif «correctif» pendant l’enfance. De plus, ils recommandent qu'un meilleur soutien soit offert aux personnes concernées ainsi qu'à leurs parents. Ils appellent les autorités à prendre des mesures facilitant l’accès à la protection juridique et à la réparation. Le comité d’experts de l’ONU s'est aussi inquiété du fait que les pratiques dénoncées plus haut n'aient toujours pas fait l'objet d'un examen attentif et ne soient pas explicitement interdites dans la loi, sous peine de sanction.
- Le Comité des droits de l'enfant fait ses recommandations à la Suisse
humanrights.ch, 5 février 2015 - Le comité de l’ONU contre la torture fait ses recommandations à la Suisse
humanrights.ch, 17 août 2015
Sources
Organismes concernés
- InterAction
Association suisse pour les intersexes - Organisation Intersex Internatinoal OII Europe
Site d'information en anglais - Collectif Intersexes et Allié.e.s-OII France
Association française par et pour les personnes intersexes - Zwischengeschlecht
Site d'information en allemand - intersexuelle-menschen.net
Site d'information en allemand
Articles et reportages
- «La problématique de l’intersexualité est devenue plus visible»
Le Temps, 6 juillet 2016 (abonné-e-s) - France: n’être ni fille ni garçon
Reportage sur le site d’ARTE, 26 mai 2016 - Le «troisième sexe» lutte pour conquérir sa place
Swissinfo, 23 janvier 2013 - Un corps, deux sexes
Emission de la RTS, 14 novembre 2012 - Le choix du sexe peut attendre
Le Courrier, 10 novembre 2012 (abonné-e-s) - Le respect intégral des droits humains des personnes intersexuées
Sur le sit du blog romand OII- Suisse - terra incognita
Entretien avec François Ansermet, psychiatre d’enfants, in : Vacarme, hiver 2004 - Menschenrechte auch für Zwitter! intersex-schattenbericht.org
Sur le site en allemand de l’association Intersexuelle Menschen e.V.
Information supplémentaire
- Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel: Questions éthiques sur «l'intersexualité»
Prise de position no. 20/2012 de la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine, novembre 2012 (pdf, 28 p.) - L'Enregistrement des enfants concernés par l‘intersexualité dans le registre de l’état civil allemand
Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH), newsletter du 18 septembre 2013