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La Suisse, toujours silencieuse sur les enfants des personnes incarcérées

28.09.2020

Les implications sociales et humaines de l’intervention pénale sur les enfants des personnes poursuivies pénalement sont majeures. Elles demeurent pourtant dans l’angle mort des politiques pénales. De l’arrestation à l’exécution de la peine, ces enfants restent invisibles dans les politiques publiques suisses et leurs droits demeurent marginaux ou difficiles à faire valoir. Bien que le Comité des droits de l’enfant de l’ONU ait tiré la sonnette d’alarme en 2015 déjà, la Suisse ne dispose toujours pas de politique concertée afin de protéger adéquatement les droits des enfants concernés, alors que l’incarcération de leur parent les expose à des risques particuliers.

Sophie de Saussure, assistante en droit pénal (UNIGE) - doctorante (Université d’Ottawa)

En mai 2018, à la Chaux-de-Fonds, un enfant de dix ans est laissé seul à son domicile suite à l’arrestation de son père. Relayé par plusieurs médias romands, cet événement a permis de mettre en évidence l’absence de protocole spécifique, au sein de la police neuchâteloise, relativement au traitement réservé à de telles situations. Quoique cet événement puisse paraître anecdotique, il nous semble au contraire symptomatique d’un problème plus vaste: le sort des enfants dont un parent est incarcéré ne préoccupe pas le droit pénal.

Des enfants dans des situations de vulnérabilité accrue

Depuis une dizaine d’années, de nombreuses recherches ont fait état des difficultés auxquelles sont confrontés les enfants dont un parent fait l’objet de poursuites pénales. Ces recherches ont notamment mis en évidence la stigmatisation et l’exclusion à laquelle les enfants des personnes incarcérées doivent faire face, qui les maintient souvent dans le silence et la honte. Ils sont fréquemment confrontés à de lourds problèmes d’ordre social, psychologique et affectif: on parle de conséquences sur le développement, sur la santé et sur l’apprentissage. On parle même dans certains cas d’une tendance accrue à présenter des comportements antisociaux. Au niveau relationnel, l’incarcération implique au mieux une limitation des liens entre l’enfant et son parent, mais peut aussi conduire à la rupture de ces liens.

De plus, l’incarcération coûte cher aux familles à de nombreux égards: en raison de la perte de salaire consécutive à l’incarcération, des dépenses liées aux visites en prison et des frais de justice, elles voient souvent leur situation financière se précariser. Enfin, alors que les personnes incarcérées sont plus touchées par la pauvreté, l’analphabétisme, la toxicomanie et les problèmes de santé que le reste de la population, ces éléments constituent des facteurs de risque susceptibles d’affecter aussi leurs enfants. Pour l’égalité des chances, on repassera.

Bien sûr, la réalité vécue par ces enfants ne peut être réduite à un profil-type: les expériences relatives à l’incarcération parentale varient, et cette dernière peut parfois représenter un soulagement voire une protection pour les enfants, notamment en cas de violences intra-familiales. Qui plus est, les ressources sociales et financières à disposition de l’entourage des enfants vont jouer un rôle important dans la gestion des difficultés relatives à l’incarcération parentale. Néanmoins, ces constats témoignent du lourd tribut que peut représenter l’incarcération d’un parent pour son enfant. Le Conseil de l’Europe a d’ailleurs reconnu la situation de vulnérabilité dans laquelle les enfants de personnes détenues peuvent se retrouver dans sa plus récente Stratégie pour les droits de l’enfant.

Des enfants invisibles, des politiques publiques silencieuses

En Suisse, les données relatives aux enfants des personnes détenues manquent cruellement. L’Office fédéral de la statistique ne publie aucune statistique relativement aux enfants de la population carcérale, que ce soit dans le cadre d’une détention préventive ou de l’exécution d’une peine. Impossible de savoir combien ils sont, ni qui ils sont. L’Office fédéral de la justice a évoqué le chiffre de 9’000 enfants, mais cela sans indiquer ni la source dont provient cette donnée, ni la méthodologie employée pour y aboutir. Et au-delà de ce chiffre, c’est le néant.

Qui détient la garde de ces enfants ? Combien sont placés par les services de protection de la jeunesse en lien avec une incarcération ? Quels sont leurs profils socio-économiques ? Est-ce que ces enfants entretiennent une relation avec leur parent incarcéré, et le cas échéant de quelle nature et à quelle fréquence ? Ces questions demeurent aujourd’hui sans réponse ; or, sans connaître le profil de cette population, il s’avère impossible de déterminer ses besoins spécifiques et d’imaginer une politique de protection cohérente et adaptée pour protéger ces enfants et garantir le respect de leurs droits.

Alors que certaines initiatives locales voient le jour pour répondre aux difficultés rencontrées par les enfants des détenu·e·s, comme à Genève où l’Office cantonal de la détention a notamment mis en route une récolte de statistiques sur les parents en détention et leurs enfants, aucune politique publique à l’échelle suisse ne prévoit de soutien ciblé pour ces enfants et leur évocation s’avère timide et extrêmement marginale. Pourtant, la Constitution suisse consacre un droit à une protection particulière pour l’intégrité et le développement des enfants (art. 11 al. 1 et 67 Cst).

Une réponse gouvernementale qui tarde

En 2015, le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies remarque l’absence de connaissances en Suisse relativement à la situation des enfants dont un parent est incarcéré. Il recommande alors à la Confédération de prendre des mesures pour y remédier, de récolter des données et de mener une étude sur la question. Quoique jugeant cette recommandation «prioritaire», il aura fallu près de quatre ans pour que le Conseil fédéral réagisse dans un rapport, confirmant que la Suisse ne disposait d’aucun chiffre ni étude à cet égard: «Aucun renseignement ne peut être donné aujourd’hui sur la situation des enfants dont un parent est détenu, ni sur le maintien d’une relation entre le parent détenu et ses enfants. Les données qualitatives et quantitatives suprarégionales qui permettraient une vue d’ensemble à ce sujet font défaut.»

Alors qu’il peut s’agir d’enfants parfois très jeunes placés dans des positions à risque, c’est donc le trou noir. Dans sa réponse au Comité des droits de l’enfant, transmise en décembre 2018, le Conseil fédéral indique alors qu’il prévoit de rassembler les données quantitatives relatives aux enfants dont un parent est détenu qui sont déjà disponibles, mais pour l’instant ni rassemblées, ni analysées; il envisage également de mener une étude qualitative sur l’entretien de la relation entre les enfants et leur parent détenu. Mais quid des lois et politiques pénales de plus en plus répressives, qui contribuent à faire des enfants le dernier des soucis du droit pénal? On ne peut que regretter le silence du Conseil fédéral sur ce point, silence qui témoigne de l’absence de vision plus globale de la problématique.

Bien sûr, il faut se réjouir de la réponse fournie du Conseil fédéral: même si les statistiques ne peuvent rendre compte de la singularité des expériences vécues par ces enfants, l’absence de données sérieuses relativement à cette population en Suisse nuit grandement à l’élaboration de politiques publiques adaptées à leurs réalités. En revanche, force est de constater que près de deux ans après la réponse du Conseil fédéral, on ne sait toujours rien de plus sur ces enfants.

L’«intérêt de l’enfant», une coquille vide pour les enfants des personnes incarcérées?

Adoptée en 1989 et ratifiée par la Suisse en 1997, la Convention relative aux droits de l’enfant fait partie intégrante de l’ordre juridique suisse; elle y est directement applicable. En tant que signataire de cette convention, la Suisse doit garantir les droits qu’elle prévoit à tous les enfants, sans discrimination aucune (art. 2 CDE). Ce texte contient plusieurs dispositions susceptibles de fournir une protection aux enfants des personnes poursuivies pénalement, qui n’ont en revanche pas été intégrées au droit pénal.

Plus particulièrement, l’«intérêt supérieur de l’enfant» (art. 3 par. 1 CDE),  qui, rappellons-le, est un droit et jouit d’un statut constitutionnel (art. 11 Cst), est inexisant dans la procédure pénale suisse, dont la mise en œuvre implique pourtant des conséquences importantes pour les enfants. Même si cette notion est traditionnellement associée au droit de la famille et au droit de la jeunesse, il ne fait aucun doute qu’elle s’applique pleinement en matière pénale: d’une part, la CDE ne distingue nullement entre droit civil et droit pénal; d’autre part, le Comité des droits de l’enfant a précisé explicitement que les États parties à la CDE ont «l’obligation de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit intégré de manière appropriée et systématiquement appliqué dans toutes les actions conduites par une institution publique, en particulier (...) les procédures (...) judiciaires qui ont une incidence directe ou indirecte sur les enfants».

Or, il serait bien difficile de considérer que la décision d’incarcérer un parent n’ait pas d’incidence sur ses enfants, à tout le moins de manière indirecte. Pourtant, la Suisse ne respecte pas ses obligations internationales en ne prévoyant aucun mécanisme juridique permettant de faire respecter les droits des enfants garantis par la CDE dans le contexte de la procédure pénale qui vise leur parent.

Un récent arrêt du Tribunal fédéral illustre ceci de manière éloquente: une mère célibataire condamnée à plusieurs années d’emprisonnement demandait que l'exécution de sa peine privative de liberté soit reportée jusqu'à ce que des conditions d’incarcérations compatibles avec le bien-être de ses enfants puissent être mises en place. Estimant notamment que la mère des enfants n'était pas habilitée à faire valoir leurs droits en son nom propre et qu’un droit de visite mensuel suffisait pour qu’ils entretiennent une relation durable, la TF a rejeté ses arguments fondés sur la CDE, tout comme son recours.

La position du Conseil de l’Europe

Alors que la Suisse demeure silencieuse sur les lourdes conséquences de l’incarcération parentale, celles-ci n’ont pas échappé au Conseil de l’Europe: en 1997 déjà, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe émettait la Recommandation relative aux effets de la détention sur les plans familial et social, qui, prenant acte des effets néfastes de la détention sur les familles, proposait des pistes d’intervention très riches. A ce titre, relevons les recommandations suivantes:

  • «assurer le maintien des avantages sociaux aux familles des détenus et octroyer une aide économique d’urgence pour surmonter les difficultés économiques immédiates du fait de la perte de revenus » (article 6.4.);
  • «développer les services sociaux en faveur des familles de détenus, notamment des enfants qui vivent en prison ou qui ont des parents détenus, et à fournir l’information nécessaire sur l’existence de tels services à l’intention des familles les plus démunies» (article 6.5.);
  • «développer les études sur les effets sociaux liés à la détention, dont «la question des enfants en prison ou dont les parents sont détenus» (article 7.1);

Ces recommandations semblent avoir eu peu d’écho en Suisse, où la société civile continue à combler les lacunes des politiques publiques.

Plus récemment, en 2018, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a pris le problème à bras le corps: en se basant sur nombres de recherche empiriques, il a émis la Recommandation concernant les enfants de détenus. Avec pour objectif d’atténuer autant que possible les conséquences négatives de la détention sur les enfants, ce texte propose un éventail de mesures destinées à mieux prendre en considération leur existence dans le cadre des poursuites pénales qui visent leur parent. Il se fonde globalement sur l’idée que la reconnaissance des enjeux rencontrés par les enfants de détenu·e·s et l’amélioration de leur prise en charge peut s’avérer positive pour eux, mais également pour le parent détenu, pour le personnel et le milieu pénitentiaires, et enfin pour la société en général.

Sans pouvoir entrer dans les détails, voilà quelques éléments importants de cette Recommandation: d’abord, la notion d’intérêt de l’enfant constitue l’élément central afin de déterminer les besoins des enfants dont un parent est poursuivi pénalement. Ce principe est rappelé dans le préambule de la Recommandation, qui précise que les enfants de parents détenus bénéficient de l’intégralité des droits consacrés par la CDE. Le critère de l’intérêt de l’enfant doit ainsi servir de boussole, notamment pour les décisions relatives à la fixation de la peine (art. 2 et 10), aux contacts et aux visites (art. 16 ss.), et à la cohabitation parent-enfant durant la détention (art. 36). Ensuite, la Recommandation appelle à intégrer dans les politiques pénales, les pratiques de condamnation et la gestion des établissements pénitentiaires des principes communs en matière de soutien et de protection des enfants dont un parent se trouve détenu. Elle invite enfin à l’élaboration de normes éthiques et professionnelles eu égard au respect des droits et des besoins des enfants et de leurs parents incarcérés, pour guider les autorités nationales, ainsi que les professionnel·le·s appelé·e·s à oeuvrer dans le cadre du processus judiciaire, en particulier les juges, les procureur·e·s, les administrations pénitentiaires, les services de probation, la police ainsi que les organismes d’aide et de protection de l’enfance.

Les politiques pénales suisses font l’impasse sur le sort des enfants en cas d’incarcération d’un parent

Le droit suisse demeure très éloigné de l’approche préconisée dans la Recommandation concernant les enfants de détenus. Malgré la protection juridique accrue traditionnellement octroyée aux enfants, leurs droits demeurent absents des politiques pénales suisses, qui ne contiennent aucune directive claire quant à la manière dont les droits et besoins des enfants devraient être considérés par les acteurs judiciaires à chaque étape de la procédure pénale (arrestation, détention avant jugement, fixation et exécution de la peine). D’autre part, les politiques publiques sont également particulièrement silencieuses quant à la prise en charge des nombreuses conséquences préjudiciables de l’intervention pénale sur les enfants (difficultés financières, scolaires ou plus largement sociales).

Alors que la Recommandation du Conseil de l’Europe fournit d’excellentes pistes pour élaborer des politiques publiques plus soucieuses du sort des enfants et plus respectueuses de leurs droits et de leur dignité dans le contexte d’une procédure pénale, ces enfants se trouvent aussi dans l’angle mort des politiques publiques de protection de l’enfance, cela en dépit d’une Ordonnance du Conseil fédéral qui vise notamment à la mise en œuvre par la Confédération de mesures de protection des enfants et des jeunes (art. 2 al. 1 let. a.), et de mesures de renforcement des droits de l’enfant (art. 2 al. 1 let. c.)

Rappelons ici l’invitation formulée aux États membres du Conseil de l’Europe dans la Recommandation sur les enfants de détenus: «Les autorités nationales compétentes devraient adopter une approche multiservice et multisectorielle afin de promouvoir, de soutenir et de protéger efficacement les droits des enfants dont les parents sont incarcérés, notamment leur intérêt supérieur».

En Suisse, le croisement des politiques de protection de l’enfance, qui foisonnent, avec les politiques pénales, laisse pourtant apparaître des tensions ainsi que des incompatibilités; il est particulièrement regrettable qu’aucun pont, qu’aucune «politique de réaction» n’existe entre la décision de condamnation et les conséquences que celle-ci peut engendrer pour un enfant, comme son placement par les services de protection de la jeunesse ou encore ses difficultés financières et psychologiques. Ajoutons qu’une telle politique devrait se déployer déjà en amont de l’incarcération et intégrer les enjeux préalables à celle-ci, notamment ceux en lien avec l’arrestation.

On peut certes se réjouir du rapport émis par le Conseil fédéral en décembre 2018, en réponse aux observations formulées par le Comité des droits de l’enfant en 2015; le gouvernement y témoigne d’une nouvelle préoccupation pour les enfants dont un parent est détenu, en lançant deux chantiers indiscutablement nécessaires. Mais le temps passe et rien ne se passe. Or, les menaces aux droits des enfants des personnes poursuivies pénalement sont bien réelles. Celles-ci devraient constituer une source de préoccupation pour tous les professionnel·le·s oeuvrant dans le domaine judiciaire, mais également pour le législateur. Il serait temps que la Suisse en prenne la mesure.

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