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Le Tribunal fédéral adapte la jurisprudence en matière de racisme à la CEDH

11.03.2019

Les juges de Mon-Repos ont rejeté l’accusation de discrimination raciale à l’encontre d’un homme politique tessinois. Dans des articles de journaux, il avait remis en question le génocide des musulman-e-s bosniaques à Srebrenica en 1995.

Dans sa décision du 6 décembre 2018 (ATF 6B_805/2017), le Tribunal fédéral s’est appuyé sur l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) d’octobre 2015 dans l’affaire Perinçek contre la Suisse (N° 27510/08).

Les faits

En novembre 2012,  un homme politique tessinois avait publié un article intitulé « Srebrenica, come sono andate le cose », («Srebrenica, le cours des évènements») dans un journal local. Il y écrivait que la version officielle de ce qui s’était passé à Srebrenica était une «menzogna propagandistica» («mensonge propagandiste») de la CIA, de l’OTAN et d’autres groupes et que le massacre des musulman-e-s bosniaques contenait «de nombreux points obscurs». Bien qu’il y ait eu un massacre, il aurait été perpétré contre des civil-e-s serbes.

Le 31 mai 2016, l’homme a été condamné en première instance à une amende avec sursis et à une amende pour discrimination raciale multiple. Le tribunal de deuxième instance a soutenu cette décision. Le Tribunal fédéral a cependant approuvé l’appel et acquitté l’homme politique en question.

Argumentation du Tribunal fédéral

Selon l’article 261 bis al. 4 du Code pénal suisse, le déni public du génocide est interdit en Suisse. En termes simplifiés, le tribunal de deuxième instance a soutenu que les lecteurs/lectrices standards et impartiaux de l’article devaient reconnaître un déni du génocide des musulman-e-s bosniaques. Par conséquent, le plaignant s’est rendu coupable de discrimination raciale. Le Tribunal fédéral a souscrit à ce raisonnement dans la mesure où il a considéré que les éléments dits objectifs de l’infraction, c’est-à-dire la négation publique effective de ce génocide internationalement, étaient remplis.

Toutefois, pour être poursuivi au pénal pour avoir nié le génocide, l’accusé doit également agir en raison d’un motif discriminatoire (l’infraction dite subjective). Selon le Tribunal fédéral, toutefois, les preuves citées ne permettent pas de déduire un tel motif. En fait, selon la Haute Cour, elle aurait dû renvoyer le cas devant la Cour d’appel tessinoise afin que celle-ci puisse examiner s’il y avait un motif discriminatoire. Toutefois, étant donné que la condamnation représenterait également une violation du droit à la liberté d’expression dans cette affaire, elle renonce à ce droit.

Influence de la jurisprudence de Strasbourg

En l’espèce, le Tribunal fédéral a dû soupeser deux droits fondamentaux. D’une part, la condamnation pénale constitue une atteinte manifeste à la liberté d’expression de l’homme politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). D’autre part, ses déclarations violent le droit au respect de la vie privée des musulman-e-s de Bosnie, protégé quant à lui par l’article 8 CEDH. Lors de l’appréciation de ces droits, le Tribunal fédéral a pris en compte le schéma d’examen élaboré par la CourEDH dans l’arrêt Perinçek. Le Tribunal fédéral a estimé que l’atteinte à la liberté d’expression avait un fondement juridique et qu’elle poursuivait un but légitime. Afin d’évaluer la proportionnalité de l’ingérence, elle a tenu compte du caractère des déclarations de l’homme politique tessinois, de leur contexte géographique et historique, de la manière dont elles ont affecté les droits du groupe ethnique concerné et de la gravité de l’ingérence elle-même. Les juges ont conclu que les articles de journaux concernaient l’histoire récente et étaient donc d’intérêt public. En outre, l’homme n’a pas appelé à la haine ou à la discrimination contre les musulman-e-s bosniaques dans ses articles et ces articles ne sont pas apparus dans un contexte temporel, historique ou géographique tendu.

Selon la Haute Cour, la répression criminelle constitue l’une des atteintes les plus dramatiques et les plus graves à l’exercice de la liberté d’expression. Bien qu’elle ait qualifié ces articles «d’indubitablement irrespectueux et offensants pour la mémoire et les souffrances des victimes», elle a estimé que la condamnation pénale de l’homme politique tessinois et la restriction de la liberté d’expression qui en découlerait n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

Commentaire

Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral s’appuie sur la jurisprudence de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Perinçek. Elle tient compte du schéma d’examen élaboré en cette occasion et l’applique à la présente affaire, adaptant ainsi sa pratique en matière d’évaluation des personnes accusées de négation du génocide à la jurisprudence de la CourEDH. En même temps, le Tribunal fédéral indique clairement qu’il n’approuve en aucune manière les déclarations formulées par le politicien tessinois dans l’article de journal et que le refus d’une condamnation pénale ne peut être interprété comme une légitimation du texte en question. Par conséquent, l’arrêt ne peut être considéré comme un chèque en blanc pour les déclarations racistes et le déni des génocides internationalement reconnus.