17.10.2019
La politique des droits humains menée au cours de la législature 2015-2019 ne mérite pas ce nom. Si la Suisse et plus particulièrement Genève sont perçues dans le monde entier comme les bastions des droits humains, au-delà de leur image de places fortes de la politique étrangère et de la finance, leur réputation n’est pas méritée.
De fait, le Parlement a bien préféré contourner les questions relatives aux droits humains plutôt que de les traiter, suivi en cela sans divergence par le Conseil fédéral. Dernier exemple en date: le report à la prochaine législature de la décision sur l’initiative pour des multinationales responsables par le Conseil des Etats lors de la session d’automne 2019. Cette décision faisait suite à une manœuvre du Conseil fédéral consistant à mettre sur la table une version édulcorée du projet ne comportant aucune règle contraignante. C’est dans cette Suisse, celle des groupes spéculant sur les matières premières, celle des institutions financières, des multinationales pharmaceutiques et des entreprises d’armement, que se pose la véritable question des droits humains.
La cause du faible engagement du Conseil fédéral porte un nom
La création d'une institution nationale des droits humains s’est par ailleurs transformée en histoire sans fin. Depuis vingt ans, elle est au cœur des revendications des organisations de défense des droits humains, des organes de l'ONU, du BIDDH et de l’OSCE. En 2016, le Conseil fédéral a fini par prendre la décision fondamentale d’ouvrir la voie à la création de cette institution, et un projet de loi voyait le jour un an plus tard. La procédure de consultation, qui a écopé de plusieurs années de retard, aboutira probablement d’abord à une simple proposition de structure. Le budget alloué par la Confédération pour cette institution ne devrait de toute façon pas dépasser un million de francs, investissement qui reflète bien la faible importance que revêt la politique des droits humains en Suisse.
La cause du faible engagement du Conseil fédéral en matière de droits humains porte un nom: Ignazio Cassis. Son rapport «La Suisse dans le monde en 2028» est alarmant: il présente une vision de la politique étrangère où seuls les intérêts économiques priment. L’on ne trahit aucun secret en affirmant que les droits humains ne sont pas non plus le cheval de bataille traditionnel de la nouvelle conseillère fédérale en charge de la Justice, Karin Keller-Sutter. Le projet de loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme, focalisé sur les «personnes dangereuses» et les restrictions des libertés correspondantes avant même le stade pénal s’inscrivent précisément dans la lignée des mesures de luttes contre l'extrémisme violent menées par des Etats tels que la Russie ou l'Egypte et que le DFAE critique à juste titre.
Toujours pas de cohérence politique
La politique suisse actuelle ne se démarque pas pour sa cohérence en matière de droits humains. Les efforts visant à créer des organes transversaux efficaces pour mener une politique globale cohérente des droits humains entre les différents départements fédéraux se sont heurtés à d’importantes résistances. Cette cohérence serait pourtant aussi nécessaire pour l’implémentation de l'Agenda 2030 pour le développement durable. Car celui-ci n’est autre aussi qu’un agenda des droits humains et que ce n’est pas par hasard si sa mise en œuvre à l’ONU est calée sur celle des traités des droits humains.
L'intensification des relations avec la Chine nécessite également une politique nationale cohérente en matière de droits humains. La ligne de conduite de la Suisse est loin d’être claire lorsque sa politique se plie aux exigences économiques d’une puissance mondiale et qu’elle affiche son impuissance et son inefficacité face à la peine de mort pratiquée dans le pays et l’irruption de celui-ci au Conseil des droits de l'homme.
La législature a transgressé le tabou du droit international impératif
La lutte contre la torture, point fort de la politique extérieure du DFAE en matière de droits humains, a récemment été sapée par le Parlement. Le Conseil national et le Conseil des Etats ont approuvé une motion demandant l'expulsion des terroristes de Suisse vers leur pays d'origine, même s'ils·elles courent le risque d'y être torturé·e·s. La législature a été atteint son point le plus bas en prenant cette décision au mépris du droit international impératif. Elle a montré à quel point la tradition suisse en matière de droits humains, sur laquelle dit s’appuyer sa politique, ne tient qu’à un fil.
Un moment fort a toutefois marqué la dernière législature: la défaite totale qu’a essuyée l'initiative pour l'autodétermination de l'UDC aussi bien au Parlement que dans les urnes. Une fois n’est pas coutume, les politicien·ne·s de tous bords ont été unanimes pour qualifier cette initiative d'attaque contre les droits humains et la rejeter. La campagne de longue haleine que les organisations de la société civile ont menée a largement contribué à bâtir l’argumentation contre l’initiative et à sensibiliser les électeur·trice·s. Les progrès réalisés en matière de lutte contre la discrimination sont également le fruit du travail des organisations d'entraide et de défense des droits humains: elle a pris corps à travers l'extension de la norme pénale antiraciste contre la discrimination envers les personnes LGBTI et dans le dernier rapport du Conseil fédéral pour les personnes souffrant de handicaps.
Le visage des droits humains au Parlement
Les organisations de la société civile sont un véritable levier pour défendre des droits humains lors de la prochaine législature. L'initiative pour des multinationales responsables a de bonnes chances d'aboutir dans les urnes grâce au précieux travail des ONG. Au-delà de sa revendication principale, cette initiative revêt une dimension symbolique pour la prise en compte des droits humains dans les politiques. De même, c’est grâce à la vigueur du mouvement de la grève des femmes qu’ont enfin pu être acceptés les postulats demandant des mesures en faveur de l’égalité des sexes, de la juste répartition du travail, et contre les violences envers les femmes, notamment dans le cadre de la Convention d'Istanbul du Conseil de l'Europe, ratifiée lors de la dernière législature. Le mouvement de la grève pour le climat a quant à lui fait prendre conscience aux jeunes générations de l’importance du droit international pour une justice climatique.
La pression constante qu’exerce la société civile ne pourra donner que davantage de poids aux droits humains dans la politique de la prochaine législature - avec, espérons-le, l’élection d’un parlement plus favorable. Chaque signe est nécessaire pour s’opposer à cette tendance mondiale d'érosion des droits humains. Le succès ne se mesure cependant pas seulement à travers les débats parlementaires, les discours de l'ONU et autres déclarations d'intention; encore faut-il que les individus puissent avoir accès à leurs droits. Jeunes en détention administrative menacé·e·s d'expulsion, requérant·e·s d'asile débouté·e·s vivant dans les centres d'aide d'urgence, personnes transgenres discriminées, personnes âgées abandonnées, personnes victimes de discrimination raciale, mères célibataires touchées par la pauvreté, détenu·e·s n’ayant pas accès à un procès, Roms sans aires de séjour, résident·e·s des mines Glencore, potentielles victimes d’armes suisses exportées en Arabie saoudite: c’est à ces personnes-là qu’il s’agit de donner un visage au Parlement.
Ce texte est une traduction de l’article de Matthias Hui, coordinateur la Plateforme des ONG suisses pour les droits humains. Il a été publié en allemand dans le bulletin d’octobre 2019 du Swiss Helsinki Committee for democracy, rule of law and humanrights (SHV) puis dans Le Courrier.