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Réparation de l’injustice étatique pour les victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance

07.12.2020

Les mesures de coercition à des fins d’assistance constituent l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire sociale de la Suisse. Les mesures de compensation décidées, qui ont déclenché de grandes discussions sur la scène politique, sont insuffisantes du point de vue des droits humains.

Jusqu’en 1981, d’innombrables personnes en Suisse ont été soumises à des mesures de coercition à des fins d’assistance. Des enfants furent placés dans des familles d’accueil étrangères et des adultes placés de détention sans pour autant avoir commis de délit. D’autres personnes ont été stérilisées de force et de nombreuses femmes contraintes d’avorter ou d’adopter. Les victimes n’ont pas eu la possibilité d’intenter une action en justice contre ces mesures étatiques. La Suisse officielle a longtemps tenu ce sombre chapitre sous silence avant que le Conseil fédéral ne présente ses premières excuses en 2013.

Après le dépôt, en 2014, de l’initiative populaire «Réparation de l’injustice faite aux enfants placés de force et aux victimes de mesures de coercition prises à des fins d‘assistance (initiative sur la réparation)», le débat parlementaire a également suivi son cours. Les deux Chambres se sont mises d’accord sur un contre-projet indirect. En conséquence, les initiant·e·s ont retiré leur initiative le 27 janvier 2017 afin de pouvoir enfin discuter des réparations.

Dans le cadre de la Loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981 (LMCFA), il a été prévu, outre l’indemnisation financière sous la forme d’une contribution de solidarité, de procéder à une réévaluation historique, de conseiller les personnes concernées et de permettre aux victimes et à leurs familles d’accéder sans restriction aux archives.

Une compensation qui suscite des critiques

La contribution de solidarité doit fournir une indemnisation et un certain soulagement financier aux victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance. Car beaucoup de personnes touchées continuent à subir les conséquences psychologiques et physiques de leurs expériences et ne sont souvent pas en bonne situation financière. Toutefois, la contribution de solidarité sous sa forme initiale a partiellement manqué son objectif, comme le montre l'étude de cas suivante (en allemand).

Ancienne enfant placée de force et, à ce titre, victime de mesures de coercition à des fins d’assistance, une dame de 89 ans perçoit, en plus des prestations de l’AVS, des prestations complémentaires de sa commune de domicile. Sur la base de sa requête, elle a reçu la contribution de solidarité de 25 000 francs. Toutefois, l’autorité compétente en matière de sécurité sociale a décidé que la contribution de solidarité ne devait pas être comptabilisée comme revenu mais comme fortune. En conséquence, la moitié du montant mensuel de ses prestations complémentaires a été annulée et une somme correspondante a été récupérée rétroactivement. Pour cette personne, la contribution de solidarité n’a donc en aucune façon le caractère d’une indemnisation ou d’un allègement financier durable.

Mais comment cela a-t-il été possible? La notice correspondante de l’Office fédéral de la justice indique que la contribution de solidarité ne doit en principe pas entraîner une réduction des prestations complémentaires ou de l’aide sociale. Toutefois, une réduction serait effectuée si la contribution de solidarité, ajoutée à la fortune existante, dépassait la limite de 37 500 francs (pour les personnes célibataires) ou de 60 000 francs (pour les couples mariés).

Des délais rigides: pas d’accès à la contribution de solidarité pour de nombreuses victimes

Un deuxième exemple montre également que la stratégie initiale adoptée par le Parlement et le Conseil fédéral pour accorder des réparations aux victimes a donné lieu à de désagréables surprises. Ainsi, un homme vivant aujourd’hui en Allemagne victime de mesures coercitives à des fins d’assistance dans son enfance a présenté sa demande de contribution de solidarité environ deux mois et demi trop tard, car il n’avait eu connaissance de la possibilité de faire une telle demande qu’en mars 2018, par le biais du magazine «Schweizer Revue». L’Office fédéral de la justice a toutefois rejeté la requête en raison du délai écoulé: selon l’OMCFA, art. 2, al. 1, les demandes devaient être présentées avant le 31 mars 2018. Le requérant débouté s’est alors tourné vers le Tribunal administratif fédéral, qui a refusé de rétablir le délai au motif que cette personne n’avait pas suffisamment expliqué pourquoi elle n’avait pas pu s’informer sur la situation juridique applicable. Dans son arrêt (en allemand), le Tribunal administratif fédéral a fait référence à une motion (18.4295) et à une initiative parlementaire (19.471) qui demandaient une prolongation des délais autorisant le plaignant, dans certaines circonstances, à présenter une nouvelle requête à une date ultérieure.

Le Parlement réagit

Le Parlement a donc reconnu la nécessité d’agir dans ces deux domaines et s’est prononcé, lors de la session d’hiver 2019, en faveur de la modification de la loi fédérale correspondante (LMCFA). Le délai référendaire ayant expiré le 9 avril 2020 sans avoir été saisi, la contribution de solidarité n’entraîne dès lors plus de réductions ni des prestations complémentaires ni de l’aide sociale.

Le bref délai de dépôt des requêtes, qui n’a plus cours aujourd'hui, a également connu une certaine évolution. Dans un rapport, la Commission des affaires juridiques du Conseil des États a soutenu à l’unanimité l’initiative parlementaire visant à supprimer le délai fixé par la loi. Le Conseil fédéral a approuvé cette décision et, le 19 juin 2020, le Parlement a finalement décidé d’abolir la date limite sans substitution. L’amendement correspondant de la loi est entrée en vigueur le 1er novembre 2020.

Une commission d’expert·e·s indépendante demande davantage de contributions financières

En novembre 2014, le Conseil fédéral avait nommé une Commission indépendante d’expert·e·s (CIE) chargée de réaliser une étude scientifique sur ce chapitre peu glorieux de l’histoire sociale suisse. La CIE a notamment examiné les traitements administratifs jusqu’en 1981, mais a également pris en compte dans son travail d’autres formes de mesures coercitives à des fins d’assistance et de placements externes.

Cette commission d’expert·e·s a présenté son rapport final en septembre 2019. Outre une analyse scientifique des événements, elle montre quelles mesures supplémentaires seraient nécessaires pour pouvoir garantir une véritable réparation aux victimes de mesures coercitives à des fins d’assistance.

Dans son rapport, la CIE indique que de nombreuses personnes touchées ont encore des séquelles. Le placement arbitraire des enfants en dehors du foyer ainsi que les traitements administratifs accompagnés de violences et d’abus (sexuels), l’absence de possibilités d’éducation et le manque crucial de soins de santé ont rendu difficiles, voire impossibles dans certains cas, l’entrée et l’intégration de nombreuses victimes dans la société et le monde professionnel. Selon la CIE, les conséquences à long terme se traduisent par des plaintes d’ordres physique et psychologique ainsi que par des situations d’urgences financières.

Dans ce contexte, la commission d’expert·e·s recommande l’octroi de contributions financières qui vont au-delà des contributions de solidarité et d’aide d’urgence afin de faciliter l’intégration sociale des personnes concernées. Elle demande également la levée du délai de dépôt des requêtes. Ainsi, les victimes de ces mesures coercitives pourraient encore présenter une demande de contribution de solidarité à une date ultérieure. En outre, selon la CIE, les personnes concernées devraient recevoir un soutien ciblé sous forme de mesures éducatives et de soutien à leurs propres projets.

Même si les compensations financières et les autres mesures proposées ne peuvent compenser l’injustice subie et les cicatrices psychologiques et physiques des victimes, une contribution de solidarité est au moins un signe que l’État reconnaît l’injustice commise et qu’il la répare. Les autres mesures proposées par la CIE pourraient apporter une contribution supplémentaire pour quelque peu compenser au moins les désavantages subis et faciliter l’accès à l’intégration sociale et sociétale.

300 000 millions de francs, maintenant versée, est faible par rapport aux sommes qui ont été accordées dans d’autres pays. Par exemple, «der Beobachter» relate (en allemand) que, dans d’autres pays - Irlande, Suède, Allemagne, Canada et Australie – souhaitant également réparer des mesures coercitives gouvernementales similaires, des compensations plus élevées sont parfois versées aux victimes.

La réparation, élément essentiel pour la défense des droits humains

L’admission et la réévaluation, historique et juridique, des injustices commises par l’État sont devenues une priorité politique ces dernières années, non seulement en Suisse, mais aussi dans d’autres États sociaux démocratiques. Pendant longtemps, les victimes des mesures étatiques ont été marginalisées et leurs déclarations n’ont pas été entendues, ni par les politicien·ne·s ni par le grand public. Dans le cadre de ces projets, elles sont enfin prises au sérieux et leurs histoires reçoivent l’attention qu’elles méritent.

En reconnaissant les injustices commises, les États remplissent leurs obligations en matière de droits humains, puisque la réparation des violations des droits humains dont l’État est responsable est prévue dans divers traités internationaux. En termes de temporalité cependant, de sérieux problèmes se posent. Étant donné que les réparations doivent être demandées en premier lieu par les tribunaux, les règles du droit procédural avec les délais de prescription et de déchéance correspondants entrent en jeu. Si les victimes ne recourent qu’après des années contre les injustices de l’État, la réparation n’en est plus possible. Il existe par conséquent un large fossé entre l’obligation de l’État de faire respecter les droits humains et les possibilités de procédure effective dont disposent les personnes concernées.

Entretemps, des aspects centraux de l’histoire suisse ont été passés en revue. Concernant le rôle de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale par exemple, la réhabilitation des réfugié·e·s pendant la Seconde guerre mondiale, mais aussi la relation de la Suisse avec le régime d’apartheid en Afrique du Sud (document en allemand) ou encore avec la loi fédérale sur la réhabilitation des volontaires de la guerre civile espagnole, et enfin, mais pas des moindres, la résolution du scandale entourant l’affaire des «Enfants de la grand-route», Das Hilfswerk für die Kinder der Landstrasse (en allemand).

Comme beaucoup d’autres pays, la Suisse a cependant toujours eu du mal à traiter les injustices étatiques. Pendant longtemps, elle a également refusé de présenter des excuses officielles aux victimes de mesures coercitives à des fins d’assistance. Par des indemnisations, elle a une fois de plus opté pour une solution individuelle, qui accorde une compensation financière concrète aux victimes de mesures coercitives à des fins d’assistance. Cette approche ne constitue cependant pas un système durable pour traiter les questions à venir, des solutions adaptées restant à être élaborées par les responsables politiques. Il n’est en effet pas possible d’accorder une indemnisation globale pour des domaines qui ne sont plus légalement exécutoires en raison de la prescription; les personnes touchées restent donc entièrement dépendantes des décideur·euse·s politiques qui détermineront le moment venu si une réparation est appropriée ou non.

Lutter globalement contre l’injustice étatique exige une approche systématique

Dans le cas spécifique des mesures coercitives à des fins d’assistance, il convient de saluer les efforts déployés jusqu’à présent ainsi que les initiatives parlementaires et les demandes de la Commission indépendante d’expert·e·s. Toutefois, des mesures supplémentaires sont nécessaires pour assurer une réparation efficace, y compris dans d’autres cas. Une idée porteuse: l’introduction d’un système de réparation publique pour les violations des droits humains commises, qui permettrait à une institution indépendante de décider de ces réparations, de sorte que les personnes concernées n’auraient pas à soumettre leurs demandes aux «ancien·ne·s» auteur·e·s. Cela serait également bienvenu, car la relation avec l’État de nombreuses personnes concernées se caractérise par de la méfiance qui les incite généralement à éviter tout contact direct avec les autorités.

Au-delà du réexamen historique, du droit d’accès aux dossiers existants pour les victimes, de la reconnaissance officielle de la dette et du paiement d’une contribution de solidarité, aucun examen judiciaire du système n’a eu lieu. Ni les responsables du côté de l’État ni les chef·fe·s des différentes institutions de l’époque, ni les Églises, qui dirigeaient beaucoup de ces foyers et institutions, n’ont eu à répondre devant les tribunaux. Toutefois, de nombreuses victimes de mesures imposées de prise en charge auraient également souhaité une enquête judiciaire et, si nécessaire, l’identification et la condamnation des responsables.

Il est donc d’autant plus important qu’à l’avenir, la Suisse prenne au sérieux son devoir de réparation et mette à disposition des instruments complets pour faire face aux injustices historiques et pour garantir aux victimes les réparations nécessaires découlant des droits humains.

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