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Evaluation des droits fondamentaux à Genève

19.09.2019

Plus de cinq ans après l'entrée en vigueur de sa nouvelle Constitution, Genève dispose enfin d'un rapport évaluant la mise en oeuvre des droits fondamentaux. Réalisé à l'initiative de la société civile genevoise, ce diagnostic de la situation des droits fondamentaux à l'échelle cantonale se révèle être une première en Suisse. 

Ce rapport, remis officiellement aux autorités genevoises (Ville et Canton) le 2 avril 2019, répond à une obligation constitutionnelle originale de la Constitution genevoise, adoptée par le peuple en 2012. Son article 42 stipule en effet que «la réalisation des droits fondamentaux fait l’objet d’une évaluation périodique indépendante», dans une volonté affichée de s'inspirer des modèles d'évaluation des droits humains mis en place à l'ONU. Placé en conclusion d'un riche catalogue de droits fondamentaux, comprenant plusieurs dispositions innovantes (droits des personnes handicapées, droit à un environnement sain par exemple), l'article 42 appelait donc le Canton à faire un bilan régulier de la mise en œuvre de ces droits. 

Au terme de la première législature sous la nouvelle Constitution (2013-2018), plusieurs acteurs associatifs ont pourtant constaté qu'aucune démarche officielle n'avait été entreprise par les autorités pour réaliser une telle évaluation. Plutôt que de recourir devant la Cour constitutionnelle, la société civile a fait le choix de donner priorité à la réalisation d’un état des lieux avec les organisations qui, sur le terrain, travaillent à la mise en œuvre de chacun des droits contenus dans la Constitution. Sans rien enlever à la responsabilité de l’Etat de réaliser cette évaluation, cette contribution de la société civile a donc pour but de lui montrer la voie à suivre.

Rapport collectif

C'est ainsi qu'un rapport collectif réunissant les contributions de 27 faîtières et associations a été élaboré, sous la coordination d'un groupe de travail du Réseau d'information de Genève sur les activités relatives aux droits et libertés (REGARD). Cette contribution de la société civile à «l'évaluation périodique indépendante» voulue par l'art. 42 Cst-GE propose une analyse des évolutions positives et négatives, ainsi que des recommandations pour la quasi-totalité des droits contenus dans la Constitution. Le résultat est un outil de référence qui présente à la fois l’évolution sur cinq ans de la mise en œuvre des droits fondamentaux de manière sectorielle tout en permettant d'avoir une vision globale de la situation à l'échelle du canton dans un seul et même document.

Un bilan mitigé

Au terme de l'évaluation, les auteurs du rapport estiment que Genève manque d’une vision globale et de coordination dans la réalisation des droits fondamentaux. Basée sur l'expérience de terrain et l'expertise légale des associations contributrices, l'évaluation révèle en effet les effets néfastes de certaines lois et politiques pour les titulaires de chacun des droits examinés, soit les personnes vivant sur le territoire du canton. Les points positifs sont également relevés, notamment les mesures prises par le Canton et la Ville pour lutter contre les discriminations liées au sexe, à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre sous formes de formations, de créations de postes et de projets dédiés (art. 15 Cst-GE). Le projet Papyrus qui a permis la régularisation de la situation des personnes sans-papiers (art. 39 Cst-GE). De même pour la création d’une plateforme sécurisée pour les lanceur·euse·s d’alerte (art. 26 Cst-GE).

Cela n’empêche cependant les analyses et les recommandations pour chaque droit de révéler que de nombreuses personnes restent discriminées en raison de leur sexe, de leur origine, de leur handicap, de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre en termes d’accès à la formation, à l’emploi, ou tout simplement à un niveau de vie digne. Quant à l’accès à la justice, on constate que certains des droits fondamentaux – comme le droit au logement  ne sont toujours pas considérés par les autorités administratives et judiciaires genevoises comme étant justiciables. 

Quelle forme pour la future évaluation périodique indépendante?

La publication de cette contribution de la société civile, qui ne remplace pas une évaluation «périodique et indépendante» à proprement parler, a permis de stimuler le débat sur la forme que devrait prendre cette évaluation à Genève. L'évènement du 2 avril 2019 a ainsi réuni plusieurs expert·e·s de haut niveau, dont d'ancien·ne·s constituant·e·s, des député·e·s ainsi qu'une ancienne directrice du bureau fédéral de l'égalité et ancienne membre d'un Comité de l'ONU.
Lors de l'événement, le Président de la Commission des droits de la personne du Grand Conseil, M. Cyril Mizrahi, a annoncé que la Commission avait décidé d’élaborer un projet de loi au sujet de l’article 42, dans la suite des interpellations remontant à la suppression de l’Office des droits humains en 2012. Le travail initial accompli par la société civile et les réflexions échangées après la remise du rapport vont nourrir ses travaux.

Parmi les réflexions proposées par les expert·e·s figurent plusieurs éléments essentiels pour garantir l'efficacité, la crédibilité et l'indépendance d'un tel processus d'évaluation. Par exemple, la nécessaire participation des personnes concernées à l'évaluation, dont les autorités, les administrations, les organisations de la société civile et des personnes individuelles, y compris les victimes de violations, pour favoriser l'appropriation et le suivi des recommandations. L’idée d’offrir la possibilité à toute personne d’exposer une violation de ses droits via un système de recueil de témoignages a également été évoquée, dans le but que des problèmes potentiellement méconnus soient pris en compte par l’évaluation. 

Quant à l'organe devant être en charge de la mise en œuvre de l'article 42, la discussion a permis de montrer qu’un organe extérieur à l'Etat (expert·e, consultant·e) ne permettrait pas de remplir les critères de participation et d'appropriation cités plus haut. Quant à une commission parlementaire qui dépendrait des équilibres politiques, elle ne garantirait pas l'indépendance du processus. De même, confier l'évaluation à la Cour des comptes, une des quatre autorités instituées par la Constitution ayant pour mandat l’évaluation des politiques publiques, contreviendrait à son principe d'auto-saisine et de libre choix du sujet de ses missions.
C'est donc le modèle d'une commission mixte, incluant administration et société civile qui présente le plus d’avantages. Ce modèle pourrait avoir le caractère indépendant, ouvert et pluraliste recherché, tout en impliquant les personnes concernées. L'examen des droits fondamentaux pourrait alors être effectué de manière régulière et périodique, par exemple pour l’ensemble des droits fondamentaux ou par blocs thématiques.

Pas de réalisation des droits sans une bonne coordination  

La contribution de la société civile genevoise interroge sur les conséquences de nos manquements, en tant que communauté, pour les titulaires des droits fondamentaux à Genève et en Suisse.
 
La suppression de l’organe coordinateur qu’était l’Office des droits humains a par exemple sérieusement affecté les efforts de coordination et de de mise en œuvre des droits humains à Genève. Et pour cause : il n’y a plus d’interlocuteur pour les droits humains au niveau cantonal, sinon de manière sectorielle et incomplète dans différents départements. Depuis, les réponses du Conseil d’État aux multiples interpellations à ce sujet et l’absence d’action pour mettre en œuvre l’article 42 illustrent l’indifférence et/ou l’ignorance des autorités quant à leurs obligations juridiques relatives au droit international des droits de l’Homme. 

Cette attitude reflète la position restrictive et conservatrice de la Suisse à l’égard des droits humains, et la difficulté pour notre État fédéral de garantir un suivi et la réalisation des droits pour toutes et tous. Alors que la Suisse a reçu des recommandations des autres Etats lors du troisième cycle de l'Examen Périodique Universel (EPU) en 2017 et qu'elle sera examinée cet automne par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) de l’ONU, la société civile suisse va une nouvelle fois rappeler la nécessité de créer dans un délai rapide une Institution nationale des droits humains conforme aux Principes de Paris (statut A). Une telle organisation serait en effet le trait d’union manquant entre les autorités et la société civile aux niveaux fédéral et cantonal, y compris avec le futur mécanisme d'évaluation genevois. La Confédération et les cantons disposeraient ainsi d'une instance de coordination essentielle pour garantir la justiciabilité, le suivi et la mise en œuvre des recommandations relatives aux droits humains au profit de toutes et tous dans notre pays. 

Cette contribution a été rédigée pour humanrights.ch par Léa Winter et Cédric Chatelanat, coordinatrice·teur du groupe de travail pour l’évaluation périodique indépendante (EPI) des droits fondamentaux à Genève du réseau REGARD (Réseau d’information de Genève sur les activités relatives aux droits et libertés).