29.02.2024
La Cour européenne des droits de l’homme considère que l’encerclement et la détention de manifestant·e·x·s par la police zurichoise viole le droit à la liberté et à la sûreté garanti par la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans son arrêt du 19 décembre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a considéré que la Suisse a violé l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en utilisant la tactique de l’encerclement, aussi appelée «nasse» ou «kettling», envers des manifestant·e·x·s non violent·e·x·s, ainsi qu’en les plaçant en détention au poste de police en vue de leur interpellation.
Encerclement et détention lors d’une manifestation pacifique
Le 1er mai 2011, MM. Arnold. L et Marthaler F. participent à une manifestation non annoncée suivant le défilé officiel à Zurich, à l’occasion de la fête du Travail. Alors qu’à Kanzleiareal, de nombreuses personnes forment un cortège de manifestant·e·x·s, la police décide de mettre en place un cordon autour du périmètre concerné, opérant deux encerclements distincts, à Kanzleiareal et à Helvetiapatz. La police prend les identités de MM. Arnold. et Marthaler, encerclés dans la «nasse» à Helvetiaplatz, et les transmet par radio pour un contrôle approfondi, avant de conduire les deux manifestants jusqu’au poste de police. En l’absence de plaintes et d’infractions pénales, ces derniers sont libérés le soir même, avec une interdiction de pénétrer dans le périmètre des lieux de la manifestation d’une durée de 24 heures. Au total, 542 personnes sont retenues dans les mêmes circonstances dans des cellules de masse en vue d’un contrôle de sécurité. Selon la stratégie expliquée par le porte-parole de la police cantonal, cette mesure visait à éloigner tou·te·x·s les passant·e·x·s de la manifestation.
MM. Arnold et Marthaler adressent à la police cantonale la demande de lever l’interdiction de périmètre et de faire constater l’illicéité les mesures d’encerclement, de détention et d’éloignement. Celle-ci ayant été rejetée par les premiers échelons de la justice suisse, les requérants forment alors un recours devant le Tribunal fédéral en invoquant une privation de liberté de mouvement, une violation de la liberté d’expression et de la liberté de réunion.
Des mesures justifiées pour le Tribunal fédéral…
Dans son arrêt du 22 janvier 2014, le Tribunal fédéral estime que la détention des requérants en vue de vérifier leurs identités était nécessaire, un contrôle d’identité ne pouvant s’effectuer sans difficulté sur la voie publique. Considérant que la foule dans son ensemble constituait un danger, le Tribunal fédéral considère que l’usage de la technique d’encerclement des manifestant·e·x·s était justifié, même si cela impliquait l’arrestation de personnes ne participant pas activement à la manifestation. Les juges de Mon Repos estiment en effet qu’en raison des manifestations violentes des années précédentes et dans un but de sécurité et d’ordre public, la détention n’était pas contraire à l’article 5 de la CEDH consacrant le droit à la liberté et la sécurité. En tenant compte de la durée de l’encerclement, de la difficulté à garantir l’ordre et la sécurité publique en raison du nombre important des personnes présentes et des soupçons fondés d’infractions commises, le Tribunal fédéral retient que la mise en œuvre du cordon de police ne constituait pas une privation de liberté et que les mesures d’éloignement des deux manifestants de la foule étaient justifiées.
…mais la CrEDH rappelle la Suisse à l’ordre
Si la CrEDH considère que la détention subie par les requérants est intervenue sur la base de «voies légales», elle estime que l’article 3 de la loi sur la police zurichoise n’est pas suffisant à lui seul pour fonder une détention au sens de l’article 5 de la CEDH. Les juges considèrent que la Suisse n’a pas justifié la nécessité d’une arrestation pour procéder au contrôle d’identité, qui aurait pu être fait sur la voie publique ; en cas de doute, la police aurait pu procéder à une vérification par radio. Ainsi, selon la CEDH, «il n’est pas exclu que la détention ait servi un but chicanier». Les juges considèrent que la mise en place du cordon empêchait déjà la commission d’une infraction et que la détention subséquente revêtait un caractère déraisonnable, voire arbitraire, car elle n’avait plus de raison d’être. La CrEDH estime donc que le Tribunal fédéral a justifié à tort la détention des requérants en fondant sur l’obligation de ne pas commettre une infraction.
Les juges de Strasbourg rappellent en effet que la mise en place d’un cordon de police pour prévenir des débordements lors d’une manifestation implique qu’un ordre de dispersion a été donné au préalable, ce qui n’a pas été le cas lors du cortège du 1er mai 2011 à Zurich. Selon la jurisprudence de la CrEDH, seul un tel refus explicite ou implicite d’obtempérer à un ordre donné peut en effet servir de motif à une détention au regard de l’article 5 par. 1 b). Les juges de Strasbourg estiment que seul le refus par les requérants de se soumettre à un contrôle d’identité aurait justifié une détention; or, ceux-ci ont exécuté l’ordre de la police. Les deux requérants se trouvaient par ailleurs sur l'Helvetiaplatz et non sur la Kanzleiareal où les indices de troubles étaient les plus marqués. Les principes de proportionnalité et de nécessité justifiant la détention n'ont pas été respectés, conclut la CrEDH.
En l’espèce, les violences ayant eu lieu les années précédentes et la nécessité d’empêcher la commission d’infractions ne sont pas aptes à constituer une justification admissible à la pratique d’encerclement et à la mise en détention subséquente. Ces mesures doivent en effet se fonder sur des éléments individuels et concrets liés au comportement des manifestant·e·x·s directement concerné·e·x·s, et non sur des éléments généraux; il est donc contraire à la CEDH de considérer l’ensemble des personnes manifestantes comme une entité unique, qui représenterait à elle-seule un danger pour l’ordre et la sécurité publique. Ainsi, la tactique de l’encerclement ne devrait être utilisée que si cela est strictement nécessaire pour isoler des manifestant·e·x·s violent·e·x·s ou enfreignant la loi, et seulement si elle n'entraîne pas une restriction disproportionnée de l'exercice du droit de réunion pacifique par les autres manifestant·e·x·s.
Encerclement: une pratique qui menace les droits humains
La tactique de l’encerclement entre en conflit avec plusieurs droits humains, notamment la liberté de réunion et la liberté d'exprimer son opinion, garanties par la Constitution (art. 16 et 22 Cst.) et inscrites dans les obligations de la Suisse relatives au droit international public (art. 10 et 11 CEDH; art. 19 et 21 Pacte II). Ces droits peuvent être restreints lorsqu'une base légale le prévoit, lorsque la sauvegarde d'un intérêt public est en jeu et lorsque le principe de la proportionnalité est respecté.
Le risque que la pratique de l’encerclement ait un effet dissuasif sur la participation à de futurs rassemblements et donc sur l’exercice du droit de manifester a été souligné par la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle «les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation» (Austin c. Royaume-Uni, par. 68).
Le Rapporteur spécial des Nations-Unies sur les droits à la liberté d'association et de réunion pacifique affirmait en 2013 déjà que la «pratique de l'endiguement a […] indéniablement un effet dissuasif puissant sur l'exercice de la liberté de réunion pacifique». La section française de la Ligue des droits de l’homme alerte sur l’usage de cette tactique comme dispositif d’étouffement de la contestation.
La pratique de l’encerclement peut également violer le droit fondamental à la libre circulation des personnes; les lignes directrices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe soulignent depuis 2010 que «tout cordon absolument hermétique viole potentiellement les droits individuels à la liberté et à la liberté de mouvement».
Une condamnation de la France qui pourrait avoir des effets en Suisse
Le 8 février 2024, la CrEDH a rendu un arrêt dans l’affaire Auray c. France rappelant que des mesures telles que l'encerclement par la police, qui restreignent les droits fondamentaux des manifestant·e·x·s pacifiques, doivent être «suffisamment concrètement déterminées» afin d'éviter que l’action de la police soit arbitraire. La CrEDH a considéré que l’encerclement par les forces de l’ordre d’un groupe de manifestant·e·x·s pendant plusieurs heures lors d’une manifestation contre un projet de loi sur la réforme des retraites en octobre 2010 constituait une violation de l’article 2 du Protocole no 4 (liberté de circulation) et de l’article 11 (liberté de réunion et d’association) à la lumière de l’article 10 (liberté d’expression). La violation de l’art. 5 CEDH (droit à la liberté et à la sureté) n’a pas été retenue, l’approche de la Cour sur le cas français se focalisant sur le droit de manifester.
Dans un communiqué de presse, les représentant·e·x·s du Département de la police zurichois affirment que l’arrêt de la CrEDH dans l’affaire Arnold et Marthaler c. Suisse ne remet pas fondamentalement en question la technique de l’encerclement, arguant que la critique de la CrEDH porte davantage sur la durée du contrôle policier et l’interpellation au poste de police. Le communiqué indique par ailleurs que la police municipale de Zurich a adapté sa procédure lors de grands encerclement et de contrôles de personnes, en limitant «autant que possible» la restriction de la liberté de mouvement des personnes concernées, continuant de contrôler les identités sur place, et en emmenant seulement les personnes soupçonnées d’un délit ou d’un motif de garde à vue au poste de police.
La police cantonale de Bâle-Ville examine actuellement ce jugement, qui devrait entraîner des répercussions sur la pratique policière du canton. En 2023, une partie du cortège du 1er mai avait en effet fait l’objet d’un encerclement, 70 personnes ayant été maintenues dans un cordon de police pour une durée de plus de deux heures «en raison de la présence de groupes cagoulés et équipés de matériel de protection» selon la police bâloise. Lors du cortège à Zurich cette même année, la police est intervenue contre deux manifestations non autorisées, ordonnant 400 interdictions de périmètre et conduisant 19 personnes au poste de police. Ces pratiques restent dénoncées par la société civile suisse.