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Initiative correctrice

Exportation d'armes: l’initiative est le dernier rempart

15.03.2019

Alors qu’en 2018, le Conseil fédéral avait tenté de remettre à l’ordre du jour l’exportation des armes suisses dans des pays en guerre civile, plusieurs voix contraires s’étaient élevées pour limiter la toute-puissance de l’exécutif dans ce domaine. La voie parlementaire ayant été mise en échec lors de la session de printemps 2019, ne reste désormais que l’initiative de correction. 

A l’automne 2018, les autorités avaient cédé une nouvelle fois aux pressions du lobby de l’armement suisse pour affaiblir lourdement l'Ordonnance sur le matériel de guerre au détriment des droits humains. En réaction, une coalition a lancé le 10 septembre 2018 la récolte de signatures pour une initiative contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile. Face au succès de la coalition, la chambre basse du Parlement avait également réagi. Le 26 septembre 2018, le Conseil national avait fait le choix de retirer sa confiance à l’exécutif en adoptant une motion du PBD visant à élargir la base démocratique des exportations d'armes. Le Conseil des Etats ayant refusé de suivre, une première fois en décembre 2018 puis définitivement en mars 2019, cette voie, pourtant saluée par la société civile, est désormais bouchée. 

Rapports de force

Le conflit qui oppose en Suisse les mouvements pacifistes à l’industrie de l’armement a une longue histoire. Alors qu’en 2008, l’initiative du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) pour l'interdiction de l'exportation de matériel de guerre planait comme une menace sur l’industrie de l’armement, le Conseil fédéral avait promis des améliorations. Il modifia alors l’article 5 de l’Ordonnance sur le matériel de guerre (OMG) en y incluant plusieurs clauses essentielles qui interdisaient d'exporter du matériel de guerre dans des pays qui violent «systématiquement et gravement les droits de l'homme», sont impliqués dans un conflit armé interne ou international, sont les moins avancés en matière de développement et enfin en présence d’un risque important de voir ces armes utilisées contre les populations civiles ou transmises à d’autres destinataires. Au moment de la votation, le Conseil fédéral avait ainsi pu conseiller de rejeter cette initiative, argumentant que l'Ordonnance sur le matériel de guerre venait d'être modifiée pour mieux prendre compte les droits humains et la tradition humanitaire de la Suisse.

Promesses non tenues

Dans ce contexte, l’initiative du GSsA fut sans surprise refusée par le peuple, rassuré de voir les mesures prises par le gouvernement. Mais 5 ans plus tard, le Conseil fédéral a commencé à démanteler pièce après pièce les mesures de protection qu’il avait lui-même inscrites dans l’OMG. Il a ajouté une dérogation à l’article 5 alinéa 2 OMG (anc.) qui interdit d'exporter du matériel de guerre dans des pays qui violent «systématiquement et gravement les droits de l'homme». Depuis le 1er novembre 2014, il suffit de «tenir compte notamment du respect des droits de l'homme». L’industrie suisse peut à nouveau exporter du matériel de guerre vers des pays où les violations des droits humains sont graves et systématiques. Il suffit pour cela que le risque soit considéré comme minime de voir le matériel exporté utilisé pour commettre des exactions (art. 5 al. 4 OMG nouv.).
C’était à l’époque le résultat d’une motion menée par la Commission de la politique de sécurité du Conseil des Etats et adoptée de justesse par le National.

En avril 2016, le Conseil fédéral passe à la seconde phase du démantèlement. Il a alors levé le moratoire d’un an sur les exportations d’armes à destination du Moyen-Orient (guerre au Yémen) et a réinterprété l’Ordonnance sur le matériel de guerre. D’après la nouvelle interprétation, l’interdiction d’exporter du matériel de guerre vers des pays impliqués dans un conflit n’est applicable que dans les cas où le conflit se déroule directement dans le pays importateur. C’est ce qui permit à nouveau l’exportation vers l’Arabie Saoudite.

Les intérêts économiques d’abord

En septembre 2017, plusieurs géants de l’armement suisse se sont adressés par courrier à la Commission de la politique de sécurité du Conseil des Etats (CPS-CE). Ruag, Mowag, Thales, Rheinmettal et Assembling SA, pour ne citer qu’eux, se plaignent du recul des ventes d’armement ces dernières années et sont reçus à plusieurs reprises par la Commission, qui refuse en revanche la participation de la société civile à ces rencontres.

15 juin 2018, le Conseil fédéral annonce dans la foulée une nouvelle adaptation de l'Ordonnance sur le matériel de guerre. Suivant la proposition du Conseiller fédéral Schneider-Ammann et de son département, il décide d’autoriser les exportations de matériel de guerre vers les pays impliqués dans un conflit armé interne, autrement dit des pays en guerre civile. En outre, la préservation de la base industrielle devra pouvoir être prise en considération en tant que critère autonome dans la procédure d’autorisation. Avec cette nouvelle position, le gouvernement plie en tout et pour tout aux attentes de l'industrie de l'armement et les Commissions de sécurité politique du National et du Conseil des Etats le suivent dans cette voie.

Dans ce contexte, force est de constater que l’industrie de l’armement peut compter sur de puissants amis dans son travail de lobby. Les conseillers fédéraux Parmelin et Schneider-Ammann sont d’anciens membres du Cercle de travail pour la sécurité et les technologies de défense, le groupe informel qui mène le lobby de l’industrie de l’armement et est à l’origine de la lettre envoyée à la CPS-CE. En outre, 40 parlementaires siégeant en sont des membres actuels et quatre d’entre eux siègent même directement au sein de la CPS-CE.

Le National se rebiffe...

C’est dans ce contexte que s’inscrivait la motion du Parti bourgeois démocratique (PBD): «Elargir la base démocratique des exportations d'armes». Objectif: retirer le dossier de l’exportation du matériel de guerre des mains quasi toutes-puissantes du Conseil fédéral pour les remettre dans celles du Parlement et lui redonner un socle démocratique. Les critères d’exportation ne seraient ainsi plus fixés dans l’Ordonnance sur le matériel de guerre, mais dans la Loi fédérale du même nom. Les changements seraient dès lors discutés en plénum et pourraient être soumis au référendum, ce qui n’est pas le cas pour l’instant.

L’adoption de la motion au National par une courte majorité le 27 septembre 2018 doit certainement beaucoup au large mouvement citoyen qui s’est mis en marche après le lancement le 10 septembre 2018 de la récolte de signatures pour l’initiative contre l’exportation d’armes dans les pays en guerre civile.

…Et le Conseil des Etats s’incline

De même, ces efforts conjugués ont porté leurs fruits, puisque le Conseil fédéral a annoncé le 31 octobre 2018 qu’il renonçait à réviser l’ordonnance sur le matériel de guerre. Reste que le gouvernement a la liberté institutionnelle de revenir sur cette décision à tout moment. Le soutien du Conseil des Etats à la motion du PBD était donc nécessaire pour régler la question une fois pour toute.

Mais la chambre haute n’a pas souhaité suivre le mouvement. Le Conseil des Etats s’est incliné une première fois en décembre le 6 décembre 2018 en renvoyant la motion en commission. Le 12 mars 2018, il a également refusé de justesse la version retouchée de la motion, par 20 voix contre 17 et 6 abstentions. Une «chance manquée» pour le PBD, mais surtout une décision qui semble montrer que la chambre haute se situe plutôt favorablement vis-à-vis de l’assouplissement des conditions d’exportations. Le Groupe pour une suisse sans armée va même plus loin en indiquant, dans sa réaction dans les médias sociaux, «que la majorité du Conseil des Etats représente principalement les intérêts du lobby de l’armement et ne se préoccupe aucunement de la résistance massive au sein de la population».

Maintien de l’initiative de rectification

Dans ce contexte, l’initiative de la coalition contre les exportations d’armes dans les pays en guerre civile constitue un dernier rempart. Si la coalition s’est félicitée fin 2018 du fait que le Conseil fédéral ait renoncé à exporter des armes dans des pays en guerre civile, elle maintenait cependant que cela ne suffit pas et avait annoncé le maintien de l’initiative correctrice. Elle a jusqu’au 11 juin 2020 pour récolter les 100'000 signatures nécessaires.

Un pari tout sauf perdant si l’on regarde l’historique de ce mouvement. En effet, cette association indépendante composée de personnalités issues du monde politique, d’organisations caritatives et des milieux religieux avait lancé sa campagne le 10 septembre 2018. Elle avait alors trouvé un écho au-delà de ce qu’elle imaginait, puisque deux semaines plus tard, elle disposait déjà de 50 000 signatures, démontrant une nouvelle fois que la population suisse est particulièrement sensible à la question de l’exportation du matériel de guerre «Made in Switzerland» et goûte peu le fait que le gouvernement revienne sur les engagements qu’il avait pris en la matière.

Manque de transparence

En plus du détricotage visible de l’ordonnance sur le matériel de guerre, le SECO pratique délibérément une politique de l’opacité en matière d’autorisation des ventes. La formulation de l’article 22 de la Loi fédérale sur le matériel de guerre (LFMG) et celle de l’article 5 de l’OMG, qui fixent les critères pour l’autorisation des exportation d’armes, sont trop vagues. L’on ne sait par exemple pas quels sont les critères à respecter en matière de droits humains pour qu’une autorisation soit octroyée ou refusée.

Ainsi, alors que les scandales autour des armes suisses dans de mauvaises mains se multipliaient dans les médias, un audit du Contrôle fédéral des finances a été publié le 3 septembre 2018. Le rapport indique que la Confédération ne contrôle déjà pas suffisamment les exportations d'armes. L’autorité de contrôle constate que le SECO  n’est aujourd'hui déjà pas en mesure de garantir que des armes suisses ne sont pas utilisées pour commettre des violations des droits humains.

Traité sur le commerce des armes…

A côté des lois régulant l’exportation d’armes en Suisse, à savoir la LFMG et l’OMG attenante, il existe également un cadre international. Le pilier de ce cadre est le Traité sur le commerce des armes (TCA).   

Ratifié par la Suisse en 2015, il fixe pour la première fois des normes internationales minimales pour le commerce mondial d’armement. Un transfert d’armement devra notamment être interdit lorsqu’il existe un risque important qu’il permette des violations graves des droits humains ou du droit international humanitaire.

Lors des négociations, la Suisse avait défendu un traité aussi contraignant que possible avec de hauts standards internationaux. Elle se trouvait d’ailleurs à la tête de la coalition d’États qui luttait contre l’amoindrissement de la «règle d’or» dans le TCA (la règle qui exige que chaque État mène une analyse approfondie avant d’autoriser une vente d’armes à l’extérieur de ses frontières). Au final cependant, le texte est demeuré minimal et va moins loin que ce prévoit la législation suisse (du moins sur le papier).

Dans ces conditions, le risque est bien réel de voir le Conseil fédéral utiliser le TCA pour justifier un assouplissement de la législation suisse. Un tel comportement serait d’autant plus cynique que la Suisse avait été choisie pour abriter le secrétariat du TCA.

…Et Convention de Genève

Le premier article commun aux Conventions de Genève stipule que les parties contractantes «s'engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances». Reste que tous ne sont pas d’accord sur l’étendue de cette obligation. Les Etats, l’ONU et les ONG ont des points de vue divergents à ce sujet.

Pour le Groupe pour une Suisse sans armée, le pays s’est engagé, en ratifiant cette convention, à renoncer à toute action qui pourrait impliquer une violation du droit international humanitaire. Il doit en outre entreprendre toutes les mesures à sa disposition pour amener les parties au conflit à respecter ce même droit international humanitaire.

L’argumentation est similaire du côté de l’ONU. Dans les années 2000, Barbara Frey, alors rapporteuse spéciale chargée de la prévention des violations des droits humains à l'aide d'armes de petit calibre et d'armes légères, affirmait également que l’article 1 commun aux Conventions de Genève impliquait l’interdiction, pour les Etats parties, de vendre des armes à des acteurs-actrices internationaux-ales qui les utilisent en contradiction du droit international humanitaire ou risquent fortement de le faire.

La Confédération fait de son côté une autre interprétation. Le fait que le droit international humanitaire s’applique lors d’un conflit n’implique pas nécessairement que les importations sont interdites comme elles le sont au sens de l'article 5 alinéa 2 lettre a. Le droit international humanitaire n'interdit pas de manière générale la livraison d'armes à des parties à un conflit, mais l'interdit dans certains cas très spécifiques (en vertu de l'art. 1 commun aux Conventions de Genève). Pour le Conseil fédéral, un Etat n’est donc tenu de mettre un terme à l’exportation de matériel de guerre que si ce dernier est utilisé intentionnellement en violation des règles de droit international humanitaire et non pas sur le seul motif qu’il est utilisé dans des conflits internes ou internationaux.