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L'interprétation juridique des droits sociaux

29.04.2024

Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, il y a toujours eu désaccord sur le fait de savoir si les droits sociaux, économiques et culturels (DESC) avaient une valeur juridique égale aux autres droits humains, notamment les droits civils et politiques. Cette séparation, héritée de la guerre froide, est aujourd’hui dépassée. L’indivisibilité des droits humains est désormais communément admise et rejette la thèse d’une hiérarchie entre les différentes catégories de droits humains. Elle met ainsi les droits sociaux au même niveau que tous les autres. Certains aspects des droits sociaux sont donc considérés comme étant applicables directement par les tribunaux dans des cas individuels et impliquant des obligations immédiates pour les États. D’autres sont en revanche considérés comme des objectifs fixés au législateur pour une mise en œuvre progressive. Les droits politiques et les droits sociaux ne se distinguent dans ces derniers cas que par leur gradualité, et non dans leur fondement. Tant les droits civils et politiques que les droits économiques sociaux et culturels impliquent trois niveaux d’obligations (respecter, protéger et donner effet).

Un dogme à motivation politique

La Suisse a ratifié le Pacte I des Nations Unies en 1992, garantissant les droits sociaux, économique et culturels. Pourtant, le Tribunal fédéral défend l'idée que les droits contenus dans le Pacte ne seraient que des objectifs généraux prescrits au législateur et non des droits subjectifs et justiciables. En refusant de reconnaître la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels (DESC), le Tribunal fédéral respecte à la lettre la position tenue par le Conseil fédéral lors de la procédure de ratification: les droits DESC du Pacte I n'ont qu'une valeur programmatique et ils ne s'adressent qu'au législateur, et non aux individus. C'est pourquoi des individus ne peuvent s'en réclamer devant un tribunal ou une autre instance judiciaire.

…qui tend toutefois à s’assouplir

Dans son message du 19 décembre 2012 concernant l’adoption par la Suisse de Convention pour les personnes en situation de handicap (p. 674), destiné au Parlement, le Conseil fédéral a toutefois adopté pour la première fois une position moins fermée sur la question de savoir si oui ou non un individu peut se réclamer d’un droit social devant un tribunal suisse. Il y mentionne pour la première fois la triple typologie, acceptant en particulier que toutes les obligations de respecter sont directement applicables et justiciables et qu’il en va de même pour les obligations de protéger, tant qu’elles n’exigent pas de changement législatif. Du côté du Tribunal fédéral aussi, une légère évolution se fait sentir. Dans son jugement sur l'augmentation des taxes d'études à l'université de Bâle, en 2004 déjà, le TF s'était déjà montré prêt à considérer certaines garanties du Pacte I comme justiciables, si des conditions contextuelles bien précises étaient remplies (ATF 130 I 113). Après cet arrêt plus conciliant, le TF a défendu et défend encore cependant toujours ce dogme politique dépassé, au moins sur le plan formel. Car ces dernières années, le Tribunal fédéral tend pourtant à analyser chaque droit économique, social et culturel dans le cas d’espèce. Cela a notamment été le cas deux arrêts importants datant de 2011 (BGE  137  I 305 - Commission pour l’égalité entre hommes et femmes dans le canton de Zoug et 2C_738/2010 – enseignement à domicile).

Des parties justiciables et d’autres non-justiciables

L’article 2 de Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) semble diminuer la portée normative des droits économiques sociaux et culturels (DESC), dans la mesure où il n’impose aux États que «d'assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus» et ceci uniquement «au maximum de ses ressources disponibles». C’est de cette clause que certains déduisent le caractère uniquement programmatique des droits sociaux, leur niant ainsi toute justiciabilité. Comme aucune disposition analogue n’est présente dans le Pacte relatif aux droits civils et politiques, cet article justifierait un régime différent entre ces catégories de droits.

Le PIDESC entraîne cependant pour les États parties l’obligation immédiate et justiciable de respecter et de protéger les droits sociaux. Selon certaines provisions précises, les DESC fondent également une obligation immédiate de garantir et de donner effet. Il s’agit de l’obligation de prendre des mesures sans tarder en vue de réaliser le plein exercice des droits garantis. Ces mesures doivent être délibérées, concrètes, appropriées et ciblées. De plus, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC) estime que chaque État partie a l’obligation fondamentale minimum d’assurer, au moins, la satisfaction de l’essentiel de chacun des droits. Le CDESC considère notamment comme justiciables l’obligation degarantir: des conditions minimales pour assurer la survie (par ex. nourriture, vêtements ou logement);l’accès à un régime de sécurité sociale au minimum à un niveau essentiel de prestations permettant de bénéficier au moins des soins de santé essentiels, d’un hébergement et d’un logement de base, de l’approvisionnement en eau et de l’assainissement, de denrées alimentaires et des formes les plus élémentaires d’enseignement; des conditions décentes en situation de contrôle total de l'État (par ex. prison ou internement); l’accès aux prestations étatiques sans aucune discrimination; le principe de non-régression, selon lequel un particulier qui fait face à un démantèlement des protections sociales existantes pourrait invoquer son droit à la sécurité sociale pour demander le maintien du niveau de prestation actuel.

La pression internationale monte

Alors que tout changement de pratique en direction d'une plus grande reconnaissance de la justiciabilité des droits sociaux et économiques semblait improbable à court ou moyen terme, les critiques continuent de se faire entendre. Le Centre de compétence suisse pour les droits humains, a publié en 2013 une étude mettant en lumière le fait que le Conseil fédéral devrait se détacher, vis-à-vis du comité DESC, de son argumentation traditionnelle sur le seul caractère programmatique des droits économiques et sociaux pour mettre en avant le fait que la Suisse remplit en réalité la grande majorité des obligations liées au Pacte I, notamment via les lois cantonales. Le Conseil fédéral refuse toujours de ratifier le protocole additionnel au Pacte I: il estime que comme il n'est pas totalement exclu que le Comité de l'ONU, chargé du suivi de la mise en oeuvre du Pacte I, examine aussi des plaintes pour violation de dispositions ayant un caractère programmatique selon la conception juridique suisse, ce pacte revêtirait une portée allant bien au-delà des intentions initiales du Conseil fédéral et du Parlement au moment de sa ratification.

La position suisse n'est pas seulement critiquée par les professeurs d'université helvétiques, mais également par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Déjà en 1998, ses Observations finales sur le premier rapport périodique de la Suisse décrivaient la doctrine suisse comme étant contestable et incorrecte. Lors du deuxième examen de la Suisse, qui s’est conclu en 2010, le Comité DESC a recommandé à la Confédération de créer «un mécanisme efficace pour veiller à ce que le droit interne soit compatible avec le Pacte et de garantir des recours judiciaires utiles en cas de violation des droits consacrés par le Pacte». En 2022, le Comité a de nouveau déploré les faibles avancées réalisées par la Suisse sur ses recommandations urgentes. Selon la société civile, le rapport expéditif soumis par la Confédération démontre le peu de considération dont fait preuve la Suisse quant à ses obligations internationales en matière de droits économiques, sociaux et culturels.

Sources