03.08.2020
La détention provisoire ne doit pas avoir de caractère punitif. Cela découle de la présomption d'innocence. La pratique habituellement répressive de la détention provisoire entre totalement en contradiction avec ce principe central de l'État de droit. A l’avenir, il est impératif de mieux prendre en compte les intérêts fondamentaux des personnes détenues afin de garantir que les enquêtes pénales soient conformes au principe de proportionnalité et pour limiter les dommages sur le plan individuel et social.
Toute personne considérée suspecte par la justice doit s'attendre à ce que la porte vers la liberté demeure longtemps fermée; des semaines et des mois peuvent s'écouler avant que ses proches ne puissent lui rendre une première visite. Cette réalité nouvelle peut entraîner de graves conséquences sociales et pour la santé pour les personnes concernées et leurs familles. En Suisse, chaque année des dizaines de milliers de personnes (détenu·e·s et proches) sont concerné·e·s par la détention provisoire. Dans ce qui suit, nous illustrons à l’aide d’un cas réel ce qui peut se passer lorsqu'une personne est arrêtée, entendue puis placée en détention provisoire.
Le chemin vers la prison
Il est 21h20 lorsque M. X, 22 ans, tourne la clé dans la serrure de sa porte d'entrée et entre dans le couloir de son appartement. Il est encore en train de penser au dîner avec sa collègue lorsqu'il lève les yeux et trouve devant lui cinq policiers armés en tenue de protection: "Mains en l'air" crie l'un d'eux tandis que deux autres se précipitent sur lui, lui attachent les bras derrière le dos et lui passent les menottes. M. X ne retrouve la voix que dans la voiture de police. A ses questions sur les raisons de son arrestation et sur les chefs d’accusation, il ne reçoit aucune réponse.
Au poste de police, il est enfermé dans une petite cellule: une toilette à même le sol, et contre le mur, un lit rudimentaire avec un mince matelas. Les minutes et les heures s'écoulent, les pensées tournent dans sa tête: «Combien de temps cela va-t-il durer ? Pourquoi suis-je arrivé ici ?» Il pense à son père, avec qui il a organisé un brunch le lendemain et qui trouvera porte close, ne se doutant de rien. Impossible de le contacter. Que va-t-il penser ? Il sera probablement inquiet.
12 heures plus tard, X, épuisé, est conduit au bureau du procureur dans ses vêtements de la veille, sans même avoir pu prendre une douche. Il dispose d’environ un quart d'heure pour parler avec son avocate d’office, une parfaite inconnue. Elle lui explique brièvement le déroulement de l'interrogatoire à venir et lui fait remarquer qu'elle «dispose de moins d'informations que lui». Enfin, la procureur interroge M. X pendant environ une heure et l’invite à s'exprimer sur les soupçons et les motifs de détention retenus contre lui.
Ce cas le démontre de manière exemplaire: immédiatement après son arrestation, une personne suspecte est en général soumise à une extrême pression. Elles sont brutalement arrachées à leur vie quotidienne, confrontées à des circonstances nouvelles et parfois à de graves accusations. Souvent, ces personnes n’ont pas idée des conséquences que leurs déclarations pourraient avoir. Elles ignorent également que la police dispose souvent déjà de preuves considérables sur leur participation à la commission de l’infraction. Ainsi, les personnes accusées croient qu'elles peuvent se tirer d’affaire en prononçant des demi-vérités ou en mentant lors des interrogatoires. Or ces fausses déclarations nuisent à leur crédibilité pour l'ensemble de la procédure. Il est fréquent qu'ultérieurement on leur reproche: «A l'époque, vous avez aussi menti, dites enfin la vérité!».
Et si les accusé·e·s ne déclarent pas ce que les procureur·e·s veulent entendre, on leur fait souvent comprendre sans équivoque que la détention provisoire devient inévitable. Sous une telle pression, il y a un fort danger de fausses déclarations ou de faux aveux. Même quand les prévenu·e·s finissent par avouer, ils et elles n'évitent pas nécessairement la détention. En effet, il n'est pas rare que les procureur·e·s demandent un placement en détention provisoire même après des aveux afin de pouvoir tranquillement vérifier les déclarations des prévenu·e·s.
Dans le cas de M. X, le procureur compétent décide finalement de ne pas proposer la détention provisoire au Tribunal des mesures de contrainte et de libérer M. X immédiatement. Ce dernier a pu démontrer de manière crédible qu'il n'était pas l'homme recherché. Des années après cet incident, X se réveille encore la nuit, baigné de sueur, se croyant sur le grabat de sa cellule de police. M. X n'a reçu aucune réparation morale pour les dommages psychologiques qu'il a subis.
La procédure devant le Tribunal des mesures de contrainte
Si, en revanche, les soupçons et les motifs de détention sont confirmés, le Ministère public demande, sans retard et au plus tard dans les 48 heures à compter de l’arrestation, au Tribunal des mesures de contrainte d’ordonner la détention provisoire ou des mesures de substitution. Ces dernières sont rarement prononcées: selon une enquête menée auprès d'avocat·e·s expérimenté·e·s et spécialisé·e·s en matière pénale, le Ministère public ne propose pratiquement jamais de mesures de substitution. Ainsi, au Tribunal de district de Winterthur au cours de la période 2009-2015, sur environ 1’000 cas de détention, seuls 90 cas ont fait l’objet de mesures de substitution.
Le Tribunal des mesures de contrainte statue ensuite au plus tard dans les 48 heures suivant la réception de la demande de détention. Outre les motifs généraux de détention, tels que le risque de fuite, de collusion ou de récidive, de «forts soupçons» sont requis. Le comportement allégué doit, selon toute vraisemblance, réunir tous les éléments constitutifs de l'infraction (ATF 116 Ia 143 E. 3c). Un «soupçon initial» ou un «soupçon suffisant» ne saurait satisfaire aux exigences. Le Ministère public procède à l’examen des «forts soupçons» au début de la procédure. Il s'engage ainsi à un haut degré de certitude, qui détermine fortement la suite de la procédure. Le/la procureur·e n'est pas tenu·e de comparaître devant le Tribunal des mesures de contrainte. Par conséquent, des demandes succinctes, incomplètes ou même incorrectes ne doivent pas être justifiées. Les avocat·e·s commis·e·s d’office renoncent souvent à une audience orale, surtout s'il est clair dès le départ que le tribunal ordonnera la détention.
Les juges accordent beaucoup de confiance aux procureur·e·s, et selon les témoignages d’avocat·e·s, on assiste régulièrement à une sorte de renversement du fardeau de la preuve: «Il ne revient pas au procureur de convaincre le tribunal avec de bons arguments de la nécessité de la détention, mais au prévenu et à son avocat de dissuader le tribunal de placer le prévenu en détention» selon l'avocat Thomas Heeb. Les tribunaux se contentent souvent de phrases creuses et d’un risque de fuite ou de collusion purement théorique pour décider la mise en détention. La défense se trouve dans une situation difficile: elle doit s’imposer face à une autorité qui peut invoquer devant le tribunal sa neutralité inscrite dans la loi (art. 6 du Code de procédure pénale suisse) alors que les arguments de la défense sont entachés du stigmate de la «partialité». Cette constellation entrave l'exercice effectif des droits de la défense. L'avocat Stephan Bernard se demande s’il serait plus judicieux de concevoir le Code de procédure pénale suisse de manière que le Ministère public, en tant qu’accusateur unilatéral, n’établisse que les faits incriminants.
Le principe selon lequel une personne reste généralement en liberté pendant la procédure pénale (art. 212 CPP) n'est pas pris en considération dans la pratique, comme le montre un sondage de la SRF de 2017. Dans le canton de Berne par exemple, 1,8 % des demandes de détention ont été rejetées en 2017. La pratique des tribunaux régionaux des mesures de contrainte de Berne (Thoune, Berthoud, Bienne, Moutier) est particulièrement problématique: «Chaque fois, le Ministère public demande trois mois et chaque fois la requête est admise», déclare un avocat en droit pénal expérimenté auprès de humanrights.ch. Toutefois, les Tribunaux cantonaux des mesures de contrainte réduiraient occasionnellement la durée de privation de liberté demandée afin d'exercer une certaine pression sur le Ministère public. Le fait que la Suisse ait une pratique particulièrement restrictive en matière de détention provisoire se reflète dans le pourcentage de détenu·e·s provisoires par rapport aux autres personnes incarcérées: selon le Conseil de l'Europe, la Suisse affichait en 2019 le deuxième pourcentage le plus élevé de personnes en détention provisoire en Europe (48%).
Thomas Heeb parle d’une «irresponsabilité collective lors de la procédure d’examen de la détention»: alors que le tribunal fait confiance aux propositions du Ministère public et leur donne régulièrement une suite favorable afin d'assurer le bon déroulement de l'enquête pénale, le Ministère public considère qu'il ne fait que déposer une requête et qu’il appartient au tribunal de décider.
Présomption d'innocence et mesures de substitution
La détention provisoire est proportionnée et légale si aucune mesure moins contraignante n’est susceptible de pallier au risque de collusion ou de récidive. L’examen d’éventuelles mesures de substitution moins sévères est particulièrement important en matière de détention, car le·la prévenu·e est considéré·e comme innocent·e jusqu'à ce qu'un jugement exécutoire soit prononcé et la procédure peut également se terminer par un acquittement (art. 10 al. 1 CPP; art. 32 al. 1 Cst.; art. 6 ch. 2 CEDH; art. 14 ch. 2 du Pacte II des Nations unies, ch. 111.2 des Règles Nelson Mandela). La détention ne doit donc être utilisée qu’en dernier recours. Cela résulte également du principe de proportionnalité qui, selon diverses doctrines, fait partie du droit international impératif.
Les mesures alternatives sont régies par l'art. 237 CPP et comprennent notamment la fourniture de sûretés ou la saisie des documents d’identité et autres documents officiels, l’obligation de se présenter régulièrement à un service administratif ou encore la surveillance à l’aide d’outils techniques. Ces mesures moins sévères ne doivent pas nécessairement exclure tout risque de fuite ou de collusion. Au contraire: si on prend au sérieux le principe de proportionnalité, on doit a priori accorder une haute importance à l’intérêt individuel d'une personne bénéficiant de la présomption d’innocence à ne pas être détenue. Par conséquent, il faut accepter un certain risque abstrait de soustraction à l'enquête pénale ou de récidive - surtout si aucun bien juridique de grande valeur n'est en jeu.
Lors de la mise en balance des intérêts, les risques associés à la privation de liberté pour les personnes concernées et leurs proches doivent être pris en compte. Il s'agit notamment de la perte d'emploi, de l’atteinte à la santé ou de la séparation de la famille et des enfants. Actuellement, le risque d'infection par le coronavirus doit également être inclus dans l’examen de proportionnalité. L'Organisation mondiale de la santé (p.4) et le Comité européen pour la prévention de la torture (point 5) recommandent dans leurs lignes directrices d'éviter autant que possible la détention provisoire et de recourir à des alternatives à l'emprisonnement. Il est recommandé aux autorités d'appliquer ces lignes directrices conformément à l'ordonnance Covid II (art. 6 al. 3 et 4).
Conformément aux déclarations d’avocat·e·s de différents cantons, les Tribunaux des mesures de contrainte suivent souvent la pratique du «risque zéro» au lieu de procéder à une pesée consciencieuse des intérêts en présence. Tant que les mesures de substitution n'offrent pas une garantie absolue que la personne accusée ne fuie pas, n’altère pas les preuves et ne commette aucune nouvelle infraction, elles sont systématiquement classées comme inadéquates. Dans de nombreux cas, aucune analyse sérieuse des mesures de substitution n’a lieu. Les décisions stipulent souvent de manière brève et concise: «Des mesures de substitution au sens de l'article 237 du Code de procédure pénale n’entrent pas en ligne de compte» (arrêt du TF du 6 septembre 2011, 1B_422/2011). On se contente sinon d’un simple considérant (voire de l’affirmation) selon lequel les mesures de substitution ne sont pas appropriées pour empêcher la fuite imminente, etc. Cette assertion est pourtant en contradiction avec une étude allemande qui prouve que le bracelet électronique est un moyen efficace pour prévenir la fuite.
En résumé, on peut dire qu’en pratique, la condition de proportionnalité est souvent affirmée mais pas motivée. Stricto sensu, l'État reste souvent redevable d’une justification suffisante quant à la légalité de la détention. Aucun changement de pratique ne peut être envisagé tant que le Tribunal fédéral considère que ces décisions de détention répondent «tout juste» aux exigences constitutionnelles de l'obligation de les motiver. Le livre de Fabio Manfrin «Ersatzmassnahmen nach Schweizerischer Strafprozessordnung» donne un bon aperçu de la pratique (ou de l'absence de pratique) des mesures alternatives.
Le manque de volonté de la part du Ministère public et des Tribunaux de mesures de contrainte à recourir davantage aux mesures de substitution est dévastateur non seulement d'un point de vue humain et social, mais aussi économique: à Zurich, les contribuables déboursent environ 300 francs par jour pour une place de détention, soit 9000 francs par mois.
Pas tous égaux devant la loi
La procédure d’examen de la détention est souvent, dès le départ, sans espoir pour les étranger·ère·s sans permis de séjour, car ici le risque de fuite est régulièrement pris en compte de manière abstraite. C'est ce qu'indique du moins la forte proportion de personnes détenues sans permis de séjour, qui est d'environ 50 %. Beaucoup sont en détention provisoire car, outre le fait d’avoir violé la législation sur l’immigration, elles ont commis d'autres infractions. Sans domicile fixe en Suisse, elles restent en détention provisoire dans l'attente du jugement afin d'éviter qu’elles s’enfuient. En revanche, les étranger·ère·s titulaires d'un permis de séjour sont placé·e·s en détention provisoire dans la même proportion que les ressortissant·e·s suisses.
Une inégalité de traitement systématique des étranger·ère·s sans autorisation de séjour ne serait pas justifiable sous l’angle de l'interdiction de la discrimination selon l'article 8 de la Constitution fédérale et du principe de proportionnalité. En l’espèce, ce sont les circonstances concrètes de chaque cas et en particulier les conditions de vie de la personne accusée qu’il faut examiner. Si, par exemple, la personne inculpée ne dispose pas de papiers mais peut démontrer de manière crédible que le centre de ses intérêts se trouve en Suisse depuis des années ou si une fuite paraît très improbable, des mesures de substitution devront être privilégiées.
Les conditions de détention
La détention provisoire s’effectue dans les prisons régionales. Quant aux conditions de détention, il existe de grandes différences d’un canton à l’autre. En général, la détention provisoire est exécutée souvent dans d’anciens et petits centres carcéraux. Dans la plupart des cantons, la détention provisoire se déroule sous le régime de l’isolement.
Les personnes détenues restent pour la plupart assises dans leurs petites cellules pendant 23 heures par jour qui manquent souvent de lumière du jour. Les cellules sont sombres, exiguës et meublées de façon spartiate. La nourriture est servie par une ouverture passe-plats. L'isolement n'est interrompu que lorsqu’on vient chercher les détenu·e·s pour la promenade quotidienne ou pour les visites de la famille. La lumière du soleil ne pénètre pas dans les cours de promenade grises, oppressantes et froides sous le couvert d'un toit - comme dans la prison régionale de Thoune ou celle de Lenzburg.
Les conditions de visite, souvent restrictives, sont particulièrement lourdes pour les personnes détenues. En pratique, elles sont privées de tout contact avec le monde extérieur pendant des mois et, le contact n'étant ensuite autorisé que derrière une vitre de séparation. Une personne incarcérée dans une prison régionale d’un petit canton décrit la situation comme suit: «Je suis ici depuis un an, deux mois et dix jours et je vois ma famille une fois par semaine à travers une vitre. Je n’ai plus pris ma fille dans mes bras depuis plus d’une année». Il est contraire à la dignité humaine de refuser à une personne détenue tout contact direct avec ses proches pendant si longtemps sans raison objective.
Selon la pratique du Tribunal fédéral, il existe un droit fédéral à des visites adéquates en vertu de l'article 235 CPP. Il s'agit d'un droit essentiel des détenu·e·s qui implique que les personnes puissent se parler et se voir directement. Afin de préserver le droit à la protection de la vie privée et familiale prévu à l'article 8 de la Constitution fédérale, les contacts physiques et l'expérience vécue de sentiments exprimés de façon non verbale par l'autre personne doivent généralement être autorisés. En ce qui concerne l'organisation des visites, les Règles pénitentiaires européennes stipulent que les conditions dans lesquelles elles se déroulent doivent permettre aux personnes détenues de «maintenir et de développer des relations familiales de façon aussi normale que possible» (paragraphe 24.4). Selon le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), ceci n'est pas garanti si les visites doivent être effectuées dans des cabines individuelles avec une vitre de séparation (CPT, Rapport Suisse, CPT/Inf (2008 (33), para. 185). Même selon le Tribunal fédéral, les visites avec une vitre de séparation ne sont autorisées que s'il existe des indications concrètes du danger de délits liés à la drogue ou d'autres risques pour la sécurité.
De plus, on oublie souvent que le droit à la vie familiale n'est pas seulement un droit des personnes détenues mais aussi un droit fondamental de leurs enfants. Le maintien des relations sociales est également un aspect central de la réinsertion: les détenu·e·s doivent être soutenu·e·s dans leurs contacts avec leurs proches et d'autres contacts extérieurs afin d’éviter de rompre ces relations.
Les conditions restrictives de détention sont souvent justifiées par le manque de ressources humaines et de structures. Toutefois, le Tribunal fédéral a déclaré que, pour assurer «l’exécution d’une détention au moins conforme à la Constitution», il faut également accepter des coûts supplémentaires de construction ou de personnel. Le Comité des droits de l'homme souligne (paragraphe 4) qu'un manque de ressources en infrastructure ou en personnel ne peut justifier la non mise en œuvre des dispositions du Pacte II des Nations unies. Les Règles pénitentiaires européennes stipulent également que «le manque de ressources ne saurait justifier des conditions de détention violant les droits de l’homme» (paragraphe 4). Enfin, ce point de vue est également confirmé par la pratique du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (paragraphe 10). Cela s'applique d'autant plus aux groupes de personnes qui sont sous le contrôle total de l'État comme les détenu·e·s. Les autorités cantonales ont donc le devoir, au-delà des exigences constitutionnelles, de s'efforcer de mettre en place un système pénitentiaire qui réponde aux exigences des Règles pénitentiaires européennes. Cela peut également nécessiter des mesures structurelles.
Il découle du principe de proportionnalité (art. 235 CPP) que les conditions de privation de liberté doivent être adaptées à l'objectif de la détention. Les restrictions à la liberté individuelle ne peuvent aller au-delà de l'objectif de l'emprisonnement. Si on prend au sérieux le principe de proportionnalité et la présomption d'innocence, les prisons préventives ne devraient pas fonder leurs conditions de détention sur des normes minimales en matière de droits fondamentaux et de droits humains. Les conditions de vie en prison devraient plutôt se rapprocher des conditions de vie en liberté. Toute restriction n’étant pas nécessaire pour garantir l'intérêt public est à éviter.
Pour ce qui est de la conformité de la détention provisoire aux droits humains, un signe positif a été donné par l'Office cantonal de la justice de Zurich qui a créé son propre service de recherche. On trouvera un bon aperçu des exigences d'une détention provisoire conforme aux droits humains, également utile aux avocat·e·s, dans l'article intitulé «Optimierung der Untersuchungshaft im Kanton Zürich» (Optimisation de la détention provisoire dans le canton de Zurich) de Thomas Noll.
Le droit et la durée de visite comme moyen de pression
Des avocat·e·s de la défense expérimenté·e·s rapportent qu'en pratique, les autorités de poursuite pénales abusent le plus souvent de leur pouvoir de réglementer les contacts avec les proches comme moyen de pression pour amener les détenu·e·s à coopérer. Même dans le cas de personnes détenues uniquement en raison d’un risque de fuite, les autorités compétentes de certains cantons restreignent parfois systématiquement et largement la communication externe. Outre la vitre de séparation, on peut citer comme exemples l'interdiction générale de téléphoner, la fixation de temps de visite réduits ou l’impossibilité de recevoir des visites régulières.
Dans un protocole d'interrogatoire consulté par humanrights.ch, la police informe une personne détenue: «Après avoir consulté le procureur, D. E., je vous informe que si vous continuez à refuser de coopérer, votre femme et vos enfants ne recevront pas de permis de visite avant longtemps. Prenez-vous acte de ceci ?» D'habitude, les échanges ne se déroulent pas de façon aussi évidente. La pression s’exerce en général d’une manière plus subtile: off the records avec des allusions et des promesses si on choisit de coopérer. En ce qui concerne la durée de la détention provisoire, l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme stipule que toute personne a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable ou libérée pendant la procédure. L'article 9, paragraphe 3, du Pacte II des Nations unies et les articles 22 à 24 des Règles pénitentiaires européennes prévoient également que toute personne a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable ou d'être libérée.
En 2019, la durée moyenne de la détention provisoire s’élève à 35 jours, alors que plus d’un·e détenu·e sur vingt passe plus de six mois en prison. Il n'y a pas de durée maximale pour la détention provisoire, bien que le tribunal doive maintenir celle-ci en dessous de la durée de la peine privative de liberté à laquelle il faut s'attendre (ATF 133 I 168).A la demande du Ministère public, le Tribunal des mesures de contrainte prolonge la détention provisoire de trois mois à chaque fois tant qu'il existe un soupçon sérieux et que les motifs de la détention sont confirmés. Plus l'enquête dure, plus les exigences en matière de suspicion sont strictes. Inversement, «l’urgence» requise par la loi diminue progressivement avec la durée de l'enquête.
Certain·e·s avocat·e·s font valoir qu’on abuse aussi de la durée de détention pour exercer de la pression sur les détenu·e·s. Lorsque la défense tente de comprendre auprès du Ministère public ce qui est exigé pour mettre fin à la détention et pour remettre la personne prévenue en liberté, on lui répond régulièrement, «que le détenu doit enfin dire la vérité». Ce dont il est question ici, ce sont bien sûr les aveux des prévenu·e·s. Une personne détenue doit donc choisir entre deux objectifs contradictoires: elle peut soit poursuivre l’objectif sur le long terme d’obtenir la meilleure issue possible, soit donner la priorité à son objectif d'être libérée le plus rapidement possible. Le fait que le Ministère public fasse pression sur les prévenu·e·s afin d'obtenir des aveux est en contradiction avec son mandat légal: la recherche de la vérité selon les prescriptions légales. Les droits de la personne prévenue, en particulier, fixent des limites strictes à cette recherche de la vérité.
Seule une condamnation de la personne prévenue est considérée comme un succès par le Ministère public. Selon Stephan Bernard, ceci est également lié à l'image d’accusateur unilatéral du Ministère public donnée par les médias et par les films, qui déteint à son tour sur la perception que les procureur·e·s ont d’eux·elles-mêmes. Il y a plus de 20 ans alors qu’il était professeur de droit pénal à Bâle, Detlef Krauss notait déjà que dans les procédures pénales suisses notamment, ce n'est pas la vérité qui est requise, mais des aveux à tout prix. Le Code pénal suisse, plus que les autres codes de procédure, serait donc particulièrement attaché à l'objectif procédural de l'inquisition classique.
Effets de la détention provisoire sur la santé
Selon la Cour européenne des droits de l'homme, un isolement sensoriel et social complet peut entraîner de graves troubles de la personnalité, ce qui équivaut à un traitement inhumain et constitue une violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et même si ces limites sont respectées, il peut y avoir violation de l'interdiction de la torture et des traitements inhumains.
Les graves conséquences de la pratique de l'isolement, encore courante en Suisse, sur la santé ont fait l'objet de recherches scientifiques approfondies. La revue de littérature de Reto Volkart de 1983 (!) en donne un aperçu accablant. En Suisse, les effets néfastes de l'isolement cellulaire sur la santé ont été étudiés et prouvés en 1975 dans une étude menée par le médecin Werner Brandenberger et l'avocat Ralf Binswanger, largement discutée à l'époque. Quarante-cinq ans plus tard, l'étude n'a rien perdu de son actualité, puisque la détention provisoire en attente de jugement est toujours pratiquée selon le régime cellulaire dans la plupart des cantons. Les parents désespérés se tournent régulièrement vers humanrights.ch et font part des conditions problématiques de la détention provisoire. Le père d'un jeune homme de 19 ans nous a rapporté: «Mon fils est détenu depuis plus de trois mois dans une cellule minuscule qu'il n'est autorisé à quitter qu'une heure par jour. Il est visiblement très faible psychologiquement, son corps tremble et il souffre de tressaillements du visage. Il le dit aussi, il devient fou en confinement solitaire.»
La privation sensorielle et plus particulièrement la monotonie des stimuli, provoque divers troubles physiques: maux de tête, vertiges, troubles du sommeil, problèmes digestifs, variations de poids, chute de la tension artérielle et augmentation du rythme cardiaque. Chez la femme, le cycle menstruel peut se rallonger. En outre, l'isolement peut également déclencher des troubles psychologiques, à savoir de l'anxiété, des sautes d'humeur, des perturbations mentales, des troubles de l'attention, des délires sensoriels, des illusions, les hallucinations et une suggestibilité accrue. En isolement de longue durée, ces troubles peuvent se transformer en maladies chroniques.
La crise psychique provoquée par la détention provisoire se reflète également dans le taux de suicide dans toute la Suisse. Ce taux est nettement plus élevé en détention provisoire qu'en prison: entre 2003 et 2018, 74 personnes se sont suicidées en détention provisoire, tandis que 37 suicides ont eu lieu en prison. Cet écart est encore accentué par le fait qu’il y a beaucoup plus de personnes en prison qu'en détention provisoire. L'avocate de droit pénal de Soleure, Eveline Roos, juge inquiétant le taux élevé de suicide dans les prisons: «Les chiffres suggèrent que les cas individuels ne sont pas suffisamment pris en considération».
En acceptant délibérément des conditions de détention disproportionnées et préjudiciables à la santé, l'État prend le risque de violer le principe d’assistance inscrit dans le droit pénal (art. 75 CP). Ce principe stipule que l'emprisonnement ne doit pas entraîner une détérioration de l'état de santé des détenu·e·s. La Commission nationale pour la prévention de la torture (CNPT) recommande dans son rapport de 2019 sur les soins de santé en détention que les autorités pénitentiaires étendent les établissements de soins psychiatriques. Roland Zurkirchen de l'Office cantonal de la justice de Zurich souligne que le mandat de réhabilitation est également menacé en ce qui concerne l’exécution de la peine ultérieure si les personnes en détention provisoire ont été soumises à des traumatismes.
Abandonné·e·s par les avocat·e·s commis·e·s d’office
Le manque de volonté d’entretenir une relation avec leur client·e de la part de beaucoup d’avocat·e·s commis·e·s d’office constitue un facteur aggravant pour les détenu·e·s. Les personnes en détention provisoire rapportent régulièrement qu'elles ont le sentiment d’être insuffisamment représentées par la défense d’office ou qu'elles la perçoivent comme amie et assistante du Ministère public: «Je suis préoccupé par les informations qui me reviennent sans cesse au sujet des avocat·e·s de la défense qui ne rendent pas visite à leur client·e·s pendant des mois, ou qui ne répondent pas du tout aux détenu·e·s, même après plusieurs lettres de ceux-ci», écrit par exemple à ce sujet l'aumônier de la prison, Johannes von Grünigen.
Stephan Bernard souligne l’absence de débat sur le devoir d'assistance dans la pratique de la défense: «Ni la formation juridique de base ni la formation des avocat·e·s n'abordent sérieusement ces aspects professionnels». La relation de la défense avec les prévenu·e·s est toujours en partie paternaliste dans ce pays: pour certaines personnes, la défense signifie encore protéger les droits de la personne prévenue dans une attitude d'avocat «bien comprise», si nécessaire sans le consentement de la personne concernée. D'autre part, pour de nombreux·ses avocat·e·s, l’assistance, chargée d'émotion, est considérée comme une question professionnelle suspecte et se retrouve marginalisée par rapport aux autres tâches de défense. Pourtant, étant donné la situation psychique et physique exceptionnelle des personnes détenues, il serait crucial pour une défense efficace d’interpréter le mandat de la défense dans le sens de l’assistance, et même de l'établissement d'une véritable relation de confiance.
En outre, les avocat·e·s commis·e·s d’office accordent souvent trop peu d'attention aux conditions de détention intrinsèquement illégales et se concentrent au contraire uniquement sur les questions matérielles de la procédure pénale. Dans le pire des cas - et non le moins courant -, les personnes en détention provisoire se retrouvent en isolement, sans possibilité d'emploi, complètement séparées de leurs proches, abandonnées par les avocat·e·s d’office et mises sous pression par le Ministère public. Cette souffrance subjective est encore exacerbée par l'incertitude sur la durée de la détention, l'issue du procès et le sort des proches, dont la personne détenue ne peut plus subvenir aux besoins.
Afin de soutenir les avocat·e·s dans leur mandat de défense, les Juristes Démocrates de Suisse (JSD) ont préparé un modèle de pour les avocat·e·s de la défense. Celui-ci leur permet de demander à l'autorité compétente d'adapter individuellement les conditions de détention. Le livre «Untersuchungshaft - Ein Leitfaden für die Praxis» de Diego R. Gfeller, Adrian Bigler et Duri Bonin est également utile aux praticien·ne·s.
Le point de vue des droits humains mène au changement
Alors qu’on sait que les principes de l'État de droit ne sont pas suffisamment respectés et que la détention provisoire en Suisse a des effets néfastes, peu d'efforts ont été faits ces dernières décennies pour améliorer les conditions de détention et restreindre l'isolement cellulaire. Ce n'est que depuis que la Commission nationale pour la prévention de la torture (CNPT) a abordé la question dans son rapport d'activité 2015 qu'un processus d'amélioration a été engagé dans différents cantons.
La Commission a notamment critiqué les conditions d’incarcération strictes, le manque possibilités d'activités et de travail, les périodes d'enfermement parfois très longues et la gestion restrictive des contacts extérieurs. Cette réalité de la détention contraste fortement avec le principe de la présomption d'innocence. Bien que la détention provisoire ne soit formellement pas une punition mais une mesure préventive, les conditions de détention sont en fait beaucoup plus dures pour les accusé·e·s que pour les condamné·e·s.
Deux organes de contrôle internationaux ont également réprimandé la Suisse à cet égard: en septembre 2015, le Comité des Nations Unies contre la torture (CAT) a recommandé à la Suisse de poursuivre d'urgence l'amélioration des conditions de détention afin de rendre la pratique compatible avec la Convention des Nations Unies contre la torture. En juin 2016, le Comité européen contre la torture (CPT) a publié le rapport sur sa visite en Suisse et a également vivement critiqué le régime de détention provisoire.
Depuis quelques années, différents cantons s'efforcent de réformer le régime de la détention provisoire, en partie pour répondre à cette critique. Dans le cadre de la Conférence des directeurs cantonaux de justice et police (CCDJP), un groupe de travail s’occupe depuis un certain temps de l'amélioration des conditions de détention provisoire en Suisse. Selon Alain Hofer, l'objectif est d'introduire un modèle en trois phases, selon lequel, après la phase d'entrée, un assouplissement des conditions carcérales à l’interne (par exemple la prolongation des heures d'ouverture des cellules) serait introduit le plus rapidement possible, suivi d’un assouplissement des conditions carcérales vers l’extérieur (contact libre avec le monde extérieur). Cette variante est déjà pratiquée, par exemple, dans la prison de Grosshof (Lucerne), où la personne détenue passe de l'isolement (étape 1) à «l’exécution de la détention en groupe réduit» en petits groupes et sans possibilité de travail (étape 2) à «l’exécution de la détention en groupe complet», qui correspond essentiellement au système carcéral (étape 3). Dans les cantons de Berne et de Zurich, un modèle en trois phases est également envisagé et a déjà été mis en œuvre dans certains cas.
L'une des difficultés de mise en œuvre réside dans le fait que le Ministère public peut décider si et quand une personne peut passer à l'étape suivante. Le danger subsiste que le système de phases ne soit plus qu'un système différencié destiné à manipuler les personnes en détention provisoire. Tant qu'un tel système de phases est géré par le Ministère public selon un schéma rigide, il ne constitue pas un réel progrès du point de vue des droits humains. Il contreviendrait par exemple au principe de proportionnalité de refuser systématiquement à toutes les personnes un contact avec le monde extérieur pendant une phase d'entrée ou de restreindre ce contact. S'il n’existe pas de risque de collusion, il faut que le contact avec le monde extérieur soit assuré de la manière la plus complète possible dès le départ.
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La détention provisoire ne peut en aucun cas avoir pour objectif de punir. C'est ce que dit la loi, et c'est ce que les acteurs du système carcéral, les expert·e·s juridiques ainsi que les organismes de défense des droits humains s’appliquent inlassablement à répéter.
Mais la réalité est différente. Si l'on entend par punition avant tout l'infliction de souffrances, on ne peut nier que la détention provisoire en Suisse a un effet punitif important - non seulement sur les personnes soupçonnées d'avoir commis un crime, mais aussi sur leurs proches. Le fait que des personnes innocentes placées en détention provisoire soient libérées avec une pe-tite compensation financière ne fait pas disparaître l'injustice.
Le décalage entre ce qui est prévu par la loi et le régime punitif qui est vécu par les personnes en détention provisoire est irréparable. Aussi ceci soulève inévitablement la question de savoir si celle-ci n'a pas été aménagée de manière aussi désagréable précisément parce que les mauvaises conditions de détention servent l’intérêt des procureur·e·s. Il est sinon difficile d'expliquer pourquoi les autorités responsables n'ont toujours pas fait d'efforts pour que la détention provisoire soit conforme aux droits humains.
Dans un État de droit, il n'existe aucune obligation de coopérer et aucune base juridique permettant d'influencer les suspect·e·s par le biais d'une détention coercitive. Les efforts de réforme doivent donner la priorité à la question de savoir comment le principe de proportionnalité peut finalement être transposé dans la réalité juridique des procédures de contrôle de détention et dans l'organisation de la détention provisoire. Les intérêts individuels des personnes détenues et les dommages causés à la société dans son ensemble par une pratique laxiste de l’incarcération ne peuvent plus être ignorés. Ils doivent être au centre de toute réforme équitable du régime de détention provisoire.
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