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Genève renonce à mettre en prison pour séjour illégal, mais quid du reste de la Suisse?

30.09.2014

A Genève, l'on ne finira plus en prison pour le seul motif d’être sans papier. Suite aux nombreuses pressions, le procureur Jornot a finalement décidé, en septembre 2014, de renoncer à la directive qui avait amené cette pratique dans le canton du bout du lac. Cette décision a été saluée par l'Association des juristes progressistes (AJP), notamment. L'AJP ne renonce cependant pas sa démande de rendre publique la fameuse directive. Alors qu'elle pouvait entraîner de graves conséquences pour les personnes concernées et suscitait un véritable tollé parmi les avocat-e-s et la société civile, celle-ci n'a en effet jamais été rendue publique.

Pour rappel, le ministère public genevois avait édicté en octobre 2012 une directive invitant les procureurs à appliquer des peines de prison ferme pour séjour illégal en s’appuyant sur l’article 115 de la Loi sur les étrangers. Si ce changement de cap a soulevé une marée d'indignation à Genève, ce n'est pas le cas partout. En réalité, enfermer des gens pour le seul motif de leur séjour illégal est une pratique courante partout en Suisse et tout à fait conforme à la loi. Prononcer une privation de liberté pour un délit administratif pose pourtant un grave problème en matière de proportionnalité.

Des conséquences réelles sur les individus

Interpellés à Genève lors d’un contrôle de police en 2012, Ivone et Luciano, un couple de sans-papiers brésiliens, écopent d’une peine de prison ferme de deux mois pour séjour illégal. Leur histoire permet de mieux comprendre les conséquences réelles de la directive Jornot sur les personnes concernée.

Ils sont jugés récidivistes: voici deux ans, ils avaient été punis de jours-amende, toujours pour séjour illégal. À part cela, cette coiffeuse et ce menuisier en Suisse depuis huit ans n’ont absolument rien à se reprocher et il ne leur a été à aucun moment demandé de quitter le territoire. Victimes de la «directive Jornot», du nom du procureur qui l’a édictée, ils ont fait recours auprès du Tribunal de police (TP). De fait, leur recours a été partiellement accepté. Tout en les reconnaissant coupables de séjour illégal, le TP a en effet conclu que l’on ne peut pas mettre en prison des personnes dont la seule infraction est le séjour illégal en Suisse et a mué leur peine de prison en travail d’intérêt général.

La «directive Jornot»

Car la «directive Jornot» posait bien problème et ce n'est certainement pas pour rien que le Procureur a finalement décidé d'y renoncer. Adoptée en 2012, cette directive reflètait une utilisation particulière de la Loi sur les étrangers. Olivier Jornot a en effet décidé de se servir de l’article 115 de la LEtr pour «débarrasser Genève des délinquant-e-s étrangers multirécidivistes et souvent inexpulsables».

Autrement dit, la police patrouille dans les zones sensibles de Genève et arrête au nom de la LEtr des personnes dont ils soupçonnent en fait qu’ils sont des délinquant-e-s. Ceux-ci écopent alors de peine de prison ferme s’ils sont récidivistes, à savoir s’ils ont déjà des antécédents, y compris pour violation de la LEtr. Cela met donc au même niveau le multirédiviste ayant commis des actes pénaux (vols, viol, etc.) et le «récidiviste du séjour illégal» qui n’a jamais commis de crime pénal. Auparavant, seules des amendes pécuniaires ou travaux d’intérêts généraux étaient appliqués à Genève pour sanctionner le séjour illégal. 

Et la proportionnalité?

Appliquer une peine de prison ferme pour un délit administratif pose un problème certain de proportionnalité. Par ailleurs, un récent arrêt du Tribunal fédéral rappelant la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a confirmé qu’il n’est pas possible de lancer une procédure pénale et encore moins de mettre un-e clandestin-e en prison si les voies administratives n’ont pas été épuisées.

Dans l’arrêt El-Dridi, datant de 2011, la CJUE avait indiqué que l’emprisonnement de la personne concernée ne peut être conforme à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme que si elle est justifiée et si l’atteinte aux droits fondamentaux et apte et nécessaire, afin d’atteindre le but désiré, à savoir l’exécution du renvoi. Comment justifier alors l’emprisonnement pour des personnes qui ne sont pas concernées du tout par une procédure de renvoi? «C’est en effet comme si le droit pénal précédait le droit administratif», a souligné dans la Tribune de Genève l’avocat des deux Brésiliens victimes de la «directive Jornot». Dans leur cas, aucune décision d’interdiction de séjour ou de renvoi n’avait en effet été prise par la police des étrangers et ils sont actuellement en attente d’une décision concernant leur demande de régularisation.

Beaucoup de personnes concernées

Ivone et Luciano n'étaient pas les seuls dans ce cas. Bien que la consigne du procureur général a principalement pour objectif les clandestin-e-s ayant auparavant commis un délit pénal, plusieurs personnes ont été condamnées comme ces deux Brésiliens pour le seul et unique motif de leur séjour illégal. D’après les chiffres du journal le Temps, sur un total de 810 ordonnances pénales prononcées à Genève durant le mois d’avril 2014, 219 prévoyaient des peines de prison ferme, dont 85 infligées uniquement pour séjour illégal. Parmi les prévenus concernés, 22 n’avaient pas d’autres antécédents que des infractions à la LEtr (en vertu de l’article 115 LEtr).

Surpopulation carcérale

Alors que la surpopulation de la prison de Champ-Dollon entraîne déjà des conditions de détention  jugées dégradantes et non conformes à la dignité humaine par le Tribunal fédéral, cette pratique venant en plus aggraver ce problème chronique aux conséquences humaines désastreuses. En avril 2014, Environ 12% des personnes détenues à Champ-Dollon l'aurait été pour infraction à la LEtr. Pour Pierre Bayenet, avocat spécialiste des droits humains à Genève, «l'utilisation de la prison pour régler le problème des migrations est dogmatique, incohérente et déconnectée de la réalité. La prison sert à neutraliser les délinquants dangereux, ce que ne sont pas les sans-papiers. Pour gérer la problématique des migrations, il faut un changement de politique qui allie d'une part la fermeté avec les clandestins criminels et les employeurs qui abusent de la détresse des sans-papiers, d'autre part, la souplesse avec les travailleurs honnêtes qui souhaitent régulariser leur séjour». D'après le procureur Jornot, l'explosion du nombre de détenu-e-s à Champ-Dollon a également pesé dans sa décision de renoncer à cette directive si controversée.

Pratique légale

Reste que la pratique de la détention pour le seul motif du séjour illégal est légale en Suisse. L’article 115 de la LEtr l’autorise à hauteur d’une année. C’est donc d’une part la loi elle-même qui pose un problème de proportionnalité et d’autre part également son utilisation, puisque le même article prévoit aussi la possibilité d’une peine pécuniaire, pratique sans aucun doute plus proportionnelle.

L’arrêt de la CJUE évoqué plus haut aurait pu avoir en 2011 des conséquences pour la Suisse et plusieurs ONG l’avaient par ailleurs demandé. Mais l’Office fédéral de la justice estimait qu’il n’avait pas à en tenir compte, bien que la Suisse, en tant qu’état membre de l’espace Schengen, ait été également concernée par l’arrêt. Comme l’expliquait alors au Courrier Daniel Wüger, responsable du droit européen à l’OFJ, la législation helvétique était considérée comme étant déjà conforme à la décision de la Cour. Et même plus restrictive que la loi elle-même, les juges n’autorisant l’emprisonnement qu’après épuisement des mesures d’éloignement. Le problème est que si c’est bien la politique de Tribunal fédéral, comme un récent arrêt sur le canton de Vaud l’a aussi montré, ce n’est à l’évidence pas celle des cantons.

Changement nécessaire

C’est ce qu'a montré l’exemple de Genève. Mais cette pratique reste tout à fait habituelle ailleurs, et surtout dans certains cantons alémaniques, notamment Zurich, Bâle-Ville et Berne. En 2011, l’Office fédéral des statistiques indiquait que ce sont près de 1’500 personnes adultes par an qui sont principalement condamnées à une peine privative de liberté pour violation de la loi sur les étrangers. L’ampleur du phénomène en Suisse confirme de fait la nécessité de modifier l’article 115 de la Loi sur les étrangers, qui rend légale le fait de sanctionner pénalement un délit administratif. Une pratique incompatible avec le principe de proportionnalité tel qu’il est défendu dans la Constitution (art. 5 Cst.) et avec l’interprétation faite par la CJUE de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté. Même si à Genève, la  voix de la société civile a permi un retour une pratique plus cohérente, le défi reste le même partout en Suisse: gérer la migration en respectant les droits des personnes migrantes. Et la prison ne semble en tous cas pas la bonne solution.

Dans la presse

Le point de vue des ONG

Sur la directive Jornot

Sur l’arrêt El-Dridi

Sources juridiques