29.08.2023
La traite des êtres humains, qui constitue une infraction grave et une violation des droits humains, sévit aussi en Suisse. Cette forme d’exploitation n’est toutefois souvent pas reconnue comme telle, et les victimes n’ont pas accès à l’aide, au soutien ou aux droits dont elles peuvent bénéficier. Cet article offre un aperçu des enjeux les plus pressants liés à la lutte contre la traite humaine.
Traduction d'un extrait d'article du FIZ, Centre d’assistance aux migrantes et aux victimes de la traite des femmes («Menschenhandel in der Schweiz: Zahlen, Grundlagen, Herausforderungen», juin 2023)
En Suisse, les victimes de la traite des êtres humains doivent être mieux protégées. Ces personnes nécessitent un hébergement et des conditions de séjour sûres, ainsi qu’un accès à des services de conseil et d’assistance complets et spécialisés, même lorsque l’infraction a été commise à l’étranger. Le principe de «non-sanction» doit être appliqué afin que les victimes de traite ne soient pas punies pour les violations du droit des migrations, du droit du travail, ou pour les infractions pénales (p. ex. vol ou trafic de drogue) qu’elles peuvent avoir commises lorsqu’elles se trouvaient dans une situation d’exploitation. Lors des procédures d’asile, l’aide aux victimes doit être au minimum équivalente à celle offerte par le droit des étrangers. Puisque la traite des êtres humains ne se limite pas aux frontières nationales ni cantonales, les autorités doivent également mettre en place une aide aux victimes à l’échelle suisse afin d’offrir à ces personnes un soutien de portée supracantonale.
Les mesures visant à lutter contre la traite des êtres humains sont inscrites dans plusieurs traités internationaux ratifiés par la Suisse, et donc contraignants pour celle-ci. Ces accords définissent l’infraction que constitue la traite des êtres humains et fixent les droits des victimes de cette forme d’exploitation, ainsi que ceux des groupes de personnes particulièrement vulnérables, comme les femmes et les enfants. Les bases juridiques nationales et internationales concernant la traite des êtres humains sont détaillées dans ce dossier.
Que sait-on de la traite des êtres humains en Suisse?
En Suisse, il serait nécessaire de quantifier la traite des êtres humains afin de pouvoir appréhender l’ampleur et les caractéristiques de cette forme d’exploitation. Cependant, les chiffres réels sont difficiles, voire impossibles à obtenir. La traite des êtres humains n’est souvent pas correctement identifiée et les vrais chiffres sont donc extrêmement élevés. Si les statistiques représentent ainsi seulement une estimation, tout au plus une tendance, ils fournissent des indications importantes sur cette forme d’exploitation.
D’après les données mises à disposition par la Plateforme suisse contre la traite des êtres humains (Plateforme traite), les quatre organisations spécialisées dans l’aide aux victimes ont identifié 429 victimes de traite en 2021. Dans 80 % des cas, les victimes étaient des femmes, bien que le nombre de victimes de sexe masculin ait augmenté au cours des dernières années. Environ deux tiers des personnes concernées sont exploitées à des fins de prostitution, et un tiers aux fins d’exploitation du travail (p. ex. dans les foyers, le domaine de la restauration, les salons de manucure, etc.) ou d’activités criminelles (p. ex. vol ou trafic de drogue). Les victimes étaient originaires de 55 pays différents, les plus fréquents étant le Nigéria, la Roumanie, le Brésil et la Hongrie. 40 % des victimes sont issues d’Afrique, 30 % d’Europe, 17 % d’Asie et 12 % d’Amérique latine.
Par ailleurs, l’Office fédéral de la statistique recueille également des données sur le nombre de personnes concernées par la traite des êtres humains, qui sont collectées par les services cantonaux d’aide aux victimes. Ces chiffres proviennent toutefois d’autres sources que celles utilisées par la Plateforme traite, spécialisée dans le domaine de l’aide aux victimes. Ainsi, il n’existe aucune collecte de donnée uniforme sur les victimes de la traite des êtres humains, même au sein de la Suisse.
Enjeux actuels liés à lutte contre la traite des êtres humains
Difficulté d'accès à un permis de séjour
Après qu’une personne a été identifiée comme victime de traite et qu’elle est sortie de sa situation d’exploitation, d’importantes difficultés surgissent: souvent, elle ne sait pas si elle pourra obtenir un permis de séjour, une inquiétude qui représente un fardeau considérable pour ces personnes déjà gravement traumatisées. L’aide aux victimes doit donc être réglementée de façon plus large.
Une disposition de la Loi sur les étrangers et l'intégration (art. 30, al. 1, let. b LEI) permet de déroger aux conditions d’admission dans des cas individuels d’une extrême gravité. Toutefois, cette disposition, limitée par sa formulation potestative, est insuffisante. De plus, l’évaluation des cas de rigueur relève de l’autorité des cantons, aussi ces dispositions ne sont-elles pas appliquées de manière uniforme. Ainsi, un droit de séjour est nécessaire afin de garantir l’aide aux victimes. Bien que l’arrêt du Tribunal fédéral du 14 décembre 2021 (ATF 2C_483/2021) semble indiquer que la jurisprudence suisse évolue dans la bonne direction, des obstacles majeurs persistent dans la pratique: les autorités disposent d’une grande marge d’appréciation, et l’attente d’une décision est généralement très longue et dure parfois plusieurs années, surtout si le cas est porté devant plusieurs instances. La Plateforme traite demande également que l’on accorde aux personnes concernées un permis de séjour qui leur permette une pleine participation à la procédure pénale. La Suisse doit remplir son devoir d’aide aux victimes et devrait à cet égard accorder le droit à une autorisation de séjour de longue durée, même indépendamment de la coopération des victimes avec les autorités de poursuite pénale. Une telle autorisation devrait également être délivrée indépendamment du pays dans lequel la victime a été exploitée. De plus, les risques que comporterait un retour dans le pays d’origine devraient être pris en compte dans le processus d’octroi d’une autorisation de séjour de longue durée. En effet, certaines victimes de la traite des êtres humains courent le risque d'être persécutées en cas de retour; elles ont donc besoin de l'asile. Elles devraient avoir la possibilité de déposer une demande d'asile.
Accès à l’assistance aux victimes pour des infractions commises à l’étranger
En Suisse, conformément à la loi sur l’aide aux victimes (LAVI), toute victime de traite humaine peut avoir accès à un accompagnement et à des conseils d’ordre psychosocial, à une traduction dans la langue parlée et à un hébergement. Toutes les victimes ont-elles pour autant accès à ces prestations? Actuellement, la LAVI repose sur le principe de territorialité, c’est-à-dire que le soutien financier est accordé uniquement lorsque l’infraction a été commise en Suisse. Ainsi, à titre d’exemple, les personnes réfugiées et victimes de traite qui ont été exploitées ou exposées à de la violence dans leur pays d’origine ou lors de leur fuite (en Italie, en Grèce, en Lybie, etc.) n’ont pas accès aux droits qui devraient leur être attribués en vertu de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (art. 12).
Selon la Plateforme traite, il est donc nécessaire de s’assurer que l’identification, le temps de récupération et de réflexion, mais surtout l’accès à des prestations spécialisées d’aide aux victimes –par le biais de mesures telles qu’un hébergement adéquat et sûr, des services de conseils et de traduction, ainsi qu’une aide psychologique et matérielle– soient disponibles pour toutes les personnes concernées par la traite des êtres humains. L’accès aux prestations d’aide aux victimes varie également selon les cantons.
Identification des victimes de traite des êtres humains dans la procédure d’asile
Un nombre croissant de victimes de traite arrivent en Suisse pour faire une demande d’asile. La situation de ces personnes dans le régime d’asile suisse est préoccupante, car l’aide aux victimes est fortement limitée au sein de la procédure. Ces personnes ne peuvent pas bénéficier des mêmes droits que les victimes relevant du droit des étrangers, notamment parce que nombre d’entre elles ont été exploitées à l’extérieur de la Suisse (voir la section sur les infractions commises à l’étranger). Ces victimes ont souvent urgemment besoin d’un accompagnement psychologique, d’une prise en charge et d’un hébergement sûr; or, ces prestations ne sont accordées et financées que dans de rares cas.
Selon la Plateforme traite, l’identification des victimes de traite des êtres humains dans la procédure d’asile doit être améliorée. Dès les premiers soupçons, l’autorité compétente en matière d’asile devrait mettre la victime présumée en contact avec un centre spécialisé de conseil aux victimes, afin que cette personne, le cas échéant, puisse être identifiée comme telle et bénéficier de mesures de protection supplémentaires. De plus, face aux cas de personnes concernées par la traite, la Suisse devrait faire valoir son droit d’examiner elle-même la demande d’asile (art. 17 Dublin III), en renonçant au renvoi de la personne vers un autre État Dublin. Les autorités suisses devraient agir de telle manière lorsqu’un transfert serait préjudiciable pour la victime (p. ex. risque de mise en danger dans un autre État Dublin ou risque de dégradation de l’état physique ou psychique). Les personnes concernées par cette forme d’exploitation et qui se trouvent en Suisse bénéficient elles aussi des droits garantis par la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Le groupe d’expert·e·x·s du Conseil de l’Europe GRETA a réprimandé la Suisse à ce sujet. Lors de la procédure d’asile, les victimes de traite des êtres humains doivent pouvoir profiter de prestations de soutien spécialisées, et ce dès qu’une suspicion de traite a lieu: accès à un hébergement adapté et sûr, conseils spécialisés pour les personnes concernées par la traite, traduction, accès à des soins médicaux et psychologiques axés sur le soin post-traumatique.
Une application insuffisante du principe de non-sanction
En Suisse, les victimes de la traite des êtres humains sont toujours sanctionnées pour des violations en lien avec le droit des migrations (p. ex. papiers falsifiés), le droit du travail ou des lois ou ordonnances sur l’exercice de la prostitution. De plus, les victimes ne sont souvent pas reconnues comme telles, notamment lorsqu’elles ont commis des infractions alors qu’elles étaient exploitées. Craignant parfois les sanctions, ces personnes ne s’adressent pas aux autorités ou aux organisations de soutien lorsqu’elles ont besoin d’aide. Les personnes responsables de l’exploitation de ces victimes peuvent par ailleurs utiliser la menace de la sanction pénale comme instrument pour maintenir l’emprise sur celles-ci. Le code pénal suisse ne fixe aucune disposition légale claire concernant le principe de non-sanction. Ce sont les ministères publics qui choisissent de poursuivre ou non les victimes contre de telles infractions. Les fonctionnaires responsables doivent toujours signaler les délits: ainsi, lorsque les policier·ère·x·s n’identifient pas les victimes de traite en tant que telles, celles-ci peuvent recevoir une amende, être expulsées ou punies d’une autre manière pour les infractions commises.
Le FIZ (Centre d’assistance aux migrantes et aux victimes de la traite des femmes) exige depuis plusieurs années que des formations sur le principe de non-sanction soient proposées aux forces de l’ordre, et particulièrement au sein des ministères publics. Cette disposition, qui représente une forme d’aide aux victimes, devrait dispenser définitivement la personne concernée de la peine encourue par celle-ci. De plus, en cas de soupçon de traite, les organisations spécialisées devraient être impliquées le plus tôt possible, car il est peu probable qu’une victime livre directement son histoire à la police. En outre, le principe de non-sanction devrait être inscrit de manière précise dans le code pénal. Des mécanismes standardisés comprenant des critères définissant la non-poursuite et la non-sanction des infractions commises par les victimes, devraient également y figurer, tout comme des lignes directrices définissant l’évaluation d’une demande d’exemption de peine dans un cas particulier.
Disparités cantonales
Selon la Plateforme traite, l’identification des victimes de traite des êtres humains et l’accès de ces dernières à des services de soutien et d’accompagnement professionnel ainsi qu’à un hébergement sûr dépendent considérablement de l’engagement des cantons. Or, puisque la Suisse a signé la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, elle doit mettre en œuvre les droits des victimes reconnus par ce traité sur l’ensemble de son territoire. Toutefois, chaque canton peut décider de créer un organe de coopération contre la traite, de la manière dont est établie la coopération entre les acteur·trice·x·s, l’organisation et le financement des prestations d’aide aux victimes. Cette marge de manœuvre entraîne d’importantes disparités: dans certains cantons, les services d’aide aux victimes et la poursuite pénale fonctionnent très bien, et des centres spécialisés sont mis en place et financés. Cependant, dans d’autres cantons, de telles mesures ne sont peu ou pas appliquées.
La Plateforme traite demande la tenue de tables rondes dans tous les cantons (ou régions), auxquelles les acteur·trice·x·s concerné·e·x·s prendraient part. Ces rencontres devraient être articulées autour de mandats clairs et de procédures de collaboration bien définies, afin que l’identification, le soutien et l’aide aux victimes soient garantis pour toutes les formes de traite des êtres humains et pour toutes les victimes. En outre, quel que soit le canton, les victimes de cette forme d’exploitation doivent pouvoir accéder à des consultations spécialisées ainsi qu’à un hébergement sûr et géré par une organisation d’aide aux victimes. Dans toutes les situations et dans tous cantons, les organisations spécialisées dans l’aide aux victimes doivent être impliquées le plus rapidement possible afin que les victimes présumées puissent être identifiées, conseillées et prises en charge. Pour ce faire, des normes uniformes assurant le professionnalisme, la transparence et garantissant les droits des victimes doivent être appliquées dans toute la Suisse. Ces organisations doivent être reconnues officiellement et être dotées de ressources financières adéquates.
Lors des deux derniers cycles d’évaluation, le groupe d’expert·e·x·s GRETA a critiqué à plusieurs reprises les problématiques auxquelles la Suisse est confrontée. L’étude «La lutte contre la traite des êtres humains dans le contexte cantonal» menée par la Confédération dans le cadre du deuxième plan d’action national pour la lutte contre la traite des êtres humains fournit des informations détaillées sur les disparités cantonales.
Impunité des auteur·trice·x·s de traite des êtres humains
D’après les données récoltées par l’Office fédéral des statistiques, il n’existe en Suisse qu’un faible risque de condamnation pour traite des êtres humains. L’amélioration de la coopération entre les autorités responsables ainsi que la sensibilisation de la police et de la justice ont permis de multiplier les enquêtes sur la traite. Toutefois, les ressources limitées allouées à la poursuite pénale et à la prise en charge des victimes, ainsi que l’administration des preuves souvent jugée insuffisante par les tribunaux mènent à des condamnations légères voire des acquittements, malgré des instructions pénales approfondies.
Le succès d’une enquête dépendant du degré de formation des policier·ère·x·s, il est essentiel que ces agent·e·x·s bénéficient de formations continues qui leur permettraient de mieux comprendre la situation des victimes, d’améliorer leur capacité à recueillir leurs témoignages et de soulager leur anxiété. Dans la plupart des cantons, et particulièrement dans les grandes régions urbaines, des «tables rondes» sont organisées pour lutter contre la traite des êtres humains. La coopération étroite entre les expert·e·x·s issu·e·x·s du domaine de la prévention, la poursuite pénale et l’aide aux victimes permet ainsi d’améliorer la situation des victimes et de favoriser le dépôt de plaintes pour traite humaine.