07.06.2023
Le Conseil des États a adopté en décembre 2022 la motion du Conseil national visant à reconnaître les trois langues des signes suisses (française, suisse allemande et italienne). Actuellement, le Conseil fédéral se charge de préparer une nouvelle loi fédérale sur cette reconnaissance. Pour la communauté des sourds, il est nécessaire de rédiger une base légale au niveau fédéral afin de prendre des mesures concrètes pour lutter contre les barrières que rencontrent les personnes sourdes et malentendantes dans leur vie quotidienne. Ces barrières les touchent dans tous les domaines: emploi, formation, accès aux soins médicaux, communication et information. Une telle reconnaissance nécessite parallèlement la réalisation d'une politique de pleine inclusion. En ce sens, la voix d'une personne sourde qui s'exprime en langue des signes doit compter!
Entrée en vigueur en 2004, la loi fédérale sur l’égalité des personnes handicapées (LHand) va bientôt célébrer ses 20 ans. Malheureusement, les résultats de cette loi ne montrent pas d’énormes progrès en ce qui concerne les besoins quotidiens des personnes sourdes et malentendantes. De plus, au cours des neuf dernières années, la Suisse, qui a ratifié la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), n'a pas suffisamment rempli ses obligations de mise en œuvre dans l’ensemble des domaines qui concernent les personnes sourdes et malentendantes.
Toujours des obstacles pour les personnes sourds malgré la loi sur l’égalité
Sur le marché du travail, la plupart des personnes concernées rencontrent encore et toujours des obstacles dans la communication avec leurs collègues, leurs partenaires mais aussi leurs clients. Bien que la CDPH exige de la Suisse qu'elle garantisse les droits de ces personnes sur le marché du travail, l'assurance invalidité (AI) ne paie que 10 heures d'interprétation par mois. Au-delà de ce seuil, le problème pour la plupart des employeurs est qu'ils ne peuvent pas prendre en charge ces frais faute de moyens financiers propres. C'est pour cette raison que le chômage touche trois fois plus les personnes sourdes et malentendantes.
Mettons en perspective les situations auxquelles sont confrontées ces personnes. Prenons l’exemple d’une architecte EPF sourde qui exerce une activité professionnelle en tant qu'employeur d'un bureau d'architecture. Dans cette fonction, elle doit être régulièrement en contact avec ses clients et de nombreux professionnels pour la bonne réalisation de ses projets. Grâce à la présence des interprètes à ces diverses rencontres (chantiers, rencontres avec les pouvoirs publics, avec les maîtres d'ouvrage, négociations, etc.), elle est autonome dans sa pratique d'architecte. Or la loi actuelle concernant le remboursement des frais des interprètes n’est pas adaptée aux besoins réels et fluctuants car elle impose un plafond mensuel basé sur le revenu. Cette importante limitation empêche cette professionnelle de mener à bien son travail sur le pied d'égalité avec ses collègues.
Il en va de même dans les démarches administratives, qu’elles soient communales, cantonales ou fédérales. Un exemple concret est celui d’une conseillère ORP qui a préféré échanger des mails plutôt que de convoquer la personne sourde à un entretien de suivi en présence d’un interprète en langue des signes. À la suite d’un malentendu dans la procédure de recherche d’emploi, la personne sourde a fait l’objet d’une sanction, ce qui a entraîné une réduction de ses indemnités de chômage.
Par ailleurs, encore trop peu de personnes sourdes et malentendantes suivent des études supérieures dans une haute école ou une université. Les raisons de ces restrictions d'accès en lien avec la surdité sont multiples, mais elles sont aussi liées à la question relative aux frais d’interprétation. Cette question est au cœur des préoccupation. C’est une problématique centrale qui doit être entièrement rediscutée et réévaluée rapidement pour pouvoir offrir à toute cette frange de la population les mêmes chances et une égalité de traitement.
Dans mon cas personnel, de l’école obligatoire au marché du travail, en passant par des démarches administratives, j'ai été victime de multiples discriminations. Ces dernières étaient dues exclusivement à ma surdité. A l'université, un professeur a refusé qu'une interprète participe à mon examen oral d'une demi-heure par crainte de tricherie. Cet examen a été remplacé par une épreuve écrite d’une durée de 4 heures. Dans mon premier emploi, où j'étais très mal payé en raison de ma surdité, mon supérieur hiérarchique m'a proposé de demander l’aide financière de mes parents pour compenser ce manque à gagner. Enfin, l'une des principales organisations de défense des droits des personnes en situation de handicap m’a licencié au motif unique qu’elle manquait d’expérience avec une personne sourde.
Une base légale nécessaire pour la reconnaissance de la langue des signes
Pour y parvenir, il convient en premier lieu de créer une base légale pour la reconnaissance des langues des signes, dans le but d'éliminer la discrimination à l'encontre des personnes sourdes face aux barrières créées par le problème de communication et d'information dû à l'absence de "pont" entre la communauté des sourds et le reste du monde. Cette reconnaissance est un signe clair de leur identité et de leur culture, de sorte que ce "pont" puisse être construit pour leur offrir encore de meilleures chances d'accès et d'inclusion.
Dans cette optique, l'adoption de la motion 22.3373 «Reconnaissance de la langue des signes par une loi sur la langue des signes» contraint le Conseil fédéral à étudier une nouvelle loi sur la reconnaissance des langues des signes, tout en tenant compte des points soulevés par la motion. Récemment, lorsqu'il n'a pas retenu la motion, le Conseil fédéral a pensé prendre une autre voie pour introduire la reconnaissance des langues des signes dans la loi déjà existante. La communauté des sourds s'y oppose et souhaite qu’une nouvelle loi fédérale soit établie.
Au niveau cantonal, la langue des signes est reconnue dans les cantons de Genève et de Zurich. Récemment, le Tessin l’a également acceptée lors des votations. Dans d'autres cantons, cette reconnaissance est en pleine discussion ou sur le point d'être adoptée. Malheureusement, dans le cas de Berne, le rapport de postulat suggère de ne pas la reconnaître, jugeant cela pas nécessaire. La communauté sourde fait actuellement pression sur le parlement et le gouvernement bernois afin qu’elle soit acceptée.
Sans langues des signes, pas de participation politique ni d’inclusion
Environ un million de personnes vivent avec un handicap auditif. Parmi elles, Environ 10’000 personnes sont sourdes ou gravement malentendantes depuis la naissance. Au moins 20’000 personnes maîtrisent une des trois langues des signes. Actuellement, il n'y a qu'un seul conseiller national en situation de handicap à l'Assemblée nationale, ce qui représente moins d'un pour cent. Jusqu'à présent, aucun parlementaire sourd n'a été élu. Je suis moi-même sourd de naissance et je suis candidat pour le Conseil national lors des prochaines élections fédérales du 22 octobre 2023.
Pour mener à bien ma campagne électorale et sur une base égalitaire avec les autres candidates et candidats, je dois participer à différentes actions telles que la distribution de flyers dans les rues, aller à la rencontre des électrices et électeurs, participer à des débats publics ou encore donner des interviews pour les différents médias. Pour toute ces démarches, il est impératif que je puisse disposer des services d’un interprète en langue des signes afin que cela facilité ma communication avec ces différents interlocuteurs. Aucune institution ni organisme public ne finance le coût des interprètes, ce qui est contraire à l'article 29 de la CDPH sur la promotion de la participation à la vie politique. J’ai mené une campagne de crowdfunding pour récolter des fonds afin de financer ce service. Grâce à l’immense générosité de la population, j’ai eu l’immense chance de pouvoir récolter la très belle somme de CHF 14'370.-. Si la langue des signes étaient reconnue, une telle démarche ne serait pas nécessaire.
Rappelons aux autorités fédérales et cantonales qu’elles sont tenues de respecter les exigences de la CDPH. Par exemple, elles ont le devoir de consulter les personnes en situation de handicap, y compris les personnes sourdes, dans le cadre de la procédure d'élaboration d'une nouvelle loi ou de révision de la législation, ainsi que dans le cadre du projet et du programme qui les concernent.
Le Conseil fédéral se doit de respecter l'article 21 alinéa e de la CDPH concernant la reconnaissance des langues des signes et de renforcer la pleine inclusion des personnes sourdes et malentendantes dans la société en général. Le jour où les langues des signes seront reconnues, les personnes sourdes verront leurs droits progresser comme tout autre citoyen. Un tel respect de la convention a pour objectif de supprimer toute discrimination sur le lieu de travail par exemple en ne limitant plus le temps consacré à l’interprétation en langue des signes ou plus généralement sur le marché de l’emploi en ne faisant plus de distinction liée au handicap
Outre le Conseil fédéral, le Parlement occupe également une place importante dans le processus législatif. Non seulement pour moi mais aussi pour les autres personnes en situation de handicap, la participation à la vie politique joue un rôle central dans la défense e leurs intérêts et la garantie de leurs droits, conformément à la CDPH, et dans l'élimination de toutes les formes de discrimination fondée sur un handicap, quel qu'il soit. Cette participation a pour but de rendre notre société plus inclusive. La voix d’une personne sourde qui s’exprime dans la langue des signes doit compter ! La mise en œuvre d'une politique de pleine inclusion commence par une campagne de sensibilisation au handicap et s'étend jusqu'à l'élimination totale des barrières, en prenant des mesures concrètes pour améliorer l'accessibilité dans tous les domaines. Cette politique va nécessiter plusieurs années pour parvenir à une accessibilité totale.