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Incitation à la haine sur Internet – Cas suisses et politique des portails d’informations en la matière

01.06.2016

Diffamations, insultes et incitation à la haine constituent des problèmes récurrents sur Internet. Des commentaires dénigrant certains groupes, minorités ou les personnes les plus faibles ne sont de loin pas des actes isolés. D’où l'impression générale que de tels incitateurs-trices doivent seulement dans de très rares occasions faire face à des conséquences légales. Mais est-ce véritablement le cas?

Pas de protection des droits humains pour les discours haineux

Les incitations à la haine placent directement et indirectement les victimes dans un état de peur et d'angoisse, constituant ainsi un terrain favorable aux agressions physiques et violentes. Aussi, de tels appels ne sont pas protégés sur Internet car le réseau n'est pas une zone de non-droit. Blogueurs-ses, utilisateurs-trices des médias sociaux ou personnes s’exprimant dans les forums de commentaires (ndlr: ci-après synthétisées par le terme blogueurs-ses) sont certes protégés par la liberté d’expression (art. 10 CEDH). Cependant, ce droit peut être restreint pour tout ce qui touche à la prévention des délits, à la protection de la santé et de la morale ou à la protection du droit d’autrui. A la question de la légitime restriction de la liberté d’expression ainsi qu'à la définition des discours de haine voir notre article correspondant.

La Convention européenne des Droits de l'homme (CEDH), le Pacte international relatif aux droits civil et politique des Nations Unies ou encore la Constitution fédérale, stipulent que les droits fondamentaux, tels que la liberté d'expression (art. 16 Cst. et art. 17 Cst.), peuvent être limités dans certaines conditions (art. 36 Cst.). En ce qui concerne les commentaires sur Internet, il existe notamment des barrières pénales dans la législation suisse. Ainsi, sont interdites: la diffamation (art. 173 et suiv. CP), la provocation publique au crime ou à la violence (art. 259 CP), et la discrimination raciale (art. 261bis CP). En outre, le Code civil procure une protection contre les messages agressifs, notamment en cas de violation de la vie privée (art. 28 CC).

Le discours de haine sur Internet est punissable en Suisse

Les blogueurs-ses sont, en règle générale, responsables en tant qu’auteur-e-s pour leurs textes ou commentaires publiés sur Internet. Toutefois, de nombreux blogueurs-ses utilisent un pseudonyme et surfent donc sur Internet de manière anonyme. S’il n’est pas possible de déterminer l'identité d'un blogueur, le rédacteur responsable du média est punissable en vertu de l'art. 28 du Code Pénal. A défaut de rédacteur, la personne responsable de la publication est punissable. De même, lorsqu’il y a non-empêchement d’une publication punissable, l’art. 322 du Code Pénal s’applique. Les propos discriminatoires (art. 261 bis CP, paragraphe 4) sont considérés comme de graves violations de la liberté d’expression, de sorte à ce que les blogueurs-ses ne soient jamais tenus comme les seul-e-s responsables, mais également toutes les personnes ayant participé à la publication.

Exemple du Tweet de la «Nuit de Cristal»

Un coup d’œil à la jurisprudence révèle que le Tribunal Fédéral, tout comme certains tribunaux cantonaux, ont récemment confirmé que l’incitation à la haine ne tombe pas dans la zone protégée de la liberté d’expression. Le Tribunal Fédéral avait ainsi condamné en 2015 un ancien membre de l'UDC à une amende (Arrêt du Tribunal fédéral 6B_627/2015) et ce à cause du Tweet suivant: «Peut-être avons-nous à nouveau besoin d'une Nuit de Cristal (...) cette fois-ci contre les mosquées». Le procureur avait estimé que ce Tweet «abaissait les musulmans et la communauté religieuse islamique d'une manière qui porte atteinte à la dignité humaine», au sens de l’art. 261bis, paragraphe 4 du Code Pénal. Ainsi, le Tribunal Fédéral a considéré dans son arrêt que de telles déclarations tombent dans la catégorie des discours de haine et ne sont pas protégés par la liberté d'expression.

Exemple de dénigrement à l’encontre des demandeurs d'asile

Une autre affaire avait défrayé la chronique en 2014 dans le canton de Berne. Quand a été dévoilée l’information selon laquelle des demandeurs d'asile devraient être hébergés dans une ancienne école dans la commune emmentaloise de Schafhausen, certains individus indignés ont spécialement constitué un groupe sur le réseau social Facebook puis, ont publié des commentaires haineux. Selon le journal «Der Bund», des procédures ont été engagées contre 6 personnes, dont l'une d'entre elles était mineure. Parmi les cinq adultes, quatre ont été condamnés pour discrimination raciale tandis que la cinquièmea été reconnue coupable d'incitation publique au crime ou à la violence et condamné à une amende. Cependant, le Ministère public n’a pas été en mesure d’identifier tous les auteurs de commentaires criminels, certains ayant utilisé des pseudonymes dans ce débat qui a rapidement dérapé. Aussi, le Ministère public s’est abstenu de poursuivre la procédure en l’absence de réaction dans des cas similaires car seule l’assistance de l’entreprise Facebook aurait permis d’engager la responsabilité des utilisateurs anonymes.

Exemple d'incitation à la haine antisémite

Les événements et conflits abordés par les médias sont souvent l'occasion de porter des commentaires médisants envers des groupes de personnes vivant en Suisse. Quand la bande de Gaza a été militairement envahie par Israël en 2014, cet événement a été accompagné par de massives incitations à la haine contre les Juifs, en particulier sur Facebook. En ce qui concerne le contenu d’une telle campagne de dénigrement, la Société pour les minorités en Suisse (GMS) écrit dans un communiqué de presse que: «Les conceptions moyennes sur le caractère primitif de telles inscriptions devraient être dépassées» (traduction libre). Suite à la guerre de Gaza, nombre de propos incendiaires, calomnieux et terrorisant ont été tenus contre les juifs-ves suisses sur Facebook. De plus, des menaces personnelles ont également été proférées, des noms publiés ou encore des profils téléchargés.

La Fédération suisse des communautés israélites et la Fondation GRA contre le racisme et l'antisémitisme ont collecté ces propos et soumis 20 plaintes pénales. Un département spécial du Ministère public pour les infractions sur Internet a identifié puis engagé une procédure judiciaire contre les auteur-e-s de ces messages. En conséquence, une douzaine de personnes ont été condamnées en 2015, la plupart à des peines pécuniaires avec sursis et assorties d’une amende, comme le conclut le communiqué de presse de la GMS.

Facebook & Co: bonne volonté en lieu et place de poursuites pénales

Les personnes dénigrées sur les médias sociaux comme Facebook peuvent toutefois se plaindre auprès des fournisseurs de ces services via un formulaire approprié. La GMS le recommande explicitement: «Les expériences dans d'autres thématiques ainsi que dans d'autres sphères sociales montrent que Facebook, bien qu’à contrecœur et sans informer de ses critères, peut être disposé, le cas échéant, à effacer les messages portant atteinte à la personnalité, lorsqu'une personne touchée se plaint. Mieux encore, lorsque plusieurs utilisateurs dans la sphère de la personne affectée signalent du contenu indésirable ou un abus. Sur un formulaire Facebook, les messages suivants peuvent être cochés: "J’ai trouvé du contenu inapproprié ou abusif", "Je suis victime de harcèlement" ou encore "J’ai trouvé du contenu qui, selon moi, viole un autre droit".» (traduction libre).

Mais pour se faire, il convient de compter sur la bonne volonté des sociétés Internet américaines. Ainsi, l'optique d'une poursuite pénale contre un utilisateur anonyme de Facebook ou Twitter est souvent une entreprise rapidement vouée à l’échec.

Bien qu'il soit conseillé en pareil cas de s’enregistrer auprès du Service national de coordination de la lutte contre la criminalité sur Internet (SCOCI), celui-ci ne peut pas assurer lui-même la recherche systématique de contenus appelant à la discrimination raciale et à la violence. En 2014, quelques 85 cas de signalement ont été notifiés, selon les détails contenus dans le rapport annuel.

Le SCOCI va examiner le contenu des signalements et initialiser les procédures le cas échéant. La majorité des contenus répréhensibles signalés au SCOCI, soit des messages décelés sur Facebook et Twitter, se trouvent toutefois sur les serveurs américains. Pour élucider ces crimes, une procédure d’entraide judiciaire devrait être initiée. Cependant, les chances de succès de cette démarche sont très faibles: d'une part car les dispositions de droit pénal contre la discrimination raciale aux États-Unis font largement défaut, et d'autre part, en raison de la longue durée de ces procédures.

Que se passe-t-il dans les forums de commentaires?

La plupart des portails d'information établis en Suisse disposent de forums sur Internet. Ils portent une responsabilité particulière et peuvent forger localement la culture du débat sur le réseau. L'industrie des médias pratique traditionnellement l'autorégulation. C’est-à-dire qu’elle n'a pas seulement imposé son propre code, mais aussi créé un organe avec le Conseil de la presse, lequel traite les plaintes déposées contre les représentants des médias (voir notre article). Le contenu est également régulé par les programmes de radio et de télévision, qui, conformément à l'art 4 al. 1 LRTV, doit respecter les droits fondamentaux. Les programmes doivent être, entre autres, ni discriminatoires, ni contribuer à la haine raciale. Envers de tels contenus, il est possible de déposer une plainte à l'Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP).

Les règles éthiques de travail sont applicables au contenu Internet, à condition qu'elles aient subi un processus de production journalistique, ce qui est généralement le cas des portails d'information avec les forums en ligne. La règle étant que les courriers des lecteurs ainsi que les commentaires en ligne jouissent d’une plus grande liberté. Cependant, selon la dernière jurisprudence du Conseil de la presse, les commentaires en ligne anonymes sur les forums ne devraient plus être publiés. Cette exigence n’a jusqu’ici pas toujours été respectée, une majorité des commentaires sur Internet étant émis de manière anonyme.

Les commentaires racistes sont rejetés

Cependant, il convient d’observer que de nombreux fournisseurs de médias en ligne cherchent progressivement à se conformer aux règles du Conseil de la presse. Nombre de grands portails d’informations «modèrent» leurs forums de commentaire. Dans les faits, un gestionnaire de communauté (soit la traduction de CM ou Community Manager) contrôle le contenu de chaque commentaire avant ou après la publication. Certains fournisseurs, tels que la Radio Télévision Suisse (RTS), exigent également que le/la blogueur-se s’inscrive sous son véritable nom afin de pouvoir laisser un commentaire, parfois de manière anonyme. De fait pour la rédaction, les blogueurs-ses sont identifiables grâce à une inscription sur leur site.

Le site web du quotidien 24 heures examine les contributions et rejette ou supprime certains passages le cas échéant. Les commentaires avec du contenu raciste et ne se conformant pas aux conditions d’utilisation ne sont pas publiés, notamment s’ils incitent à la violence ou contiennent des déclarations discriminatoires. De même, pour l’ensemble des produits Tamedia (24heures, Tribune de Genève, Le Matin, 20 Minutes, etc.): «Lors de la publication de Commentaires, vous respecterez les autres Utilisateurs en vous abstenant notamment de tout mensonge, omission déloyale ou autre offense inutile. Vous ne diffuserez pas des informations ou contenus contrevenant aux droits d’autrui, à caractère diffamatoire, injurieux, obscène, offensant, violant ou incitant à la violence, raciste ou xénophobe et de manière générale contraire, aux lois et règlements en vigueur ou aux bonnes mœurs. (…) En cas de violation d’une quelconque obligation des présentes conditions, le Site se réserve le droit de résilier unilatéralement et sans préavis le Compte Utilisateur des Utilisateurs concernés, de supprimer tout ou partie des messages litigieux, et/ou de bloquer leur accès à leur Compte Utilisateur de façon temporaire ou définitive».

Conclusion

Les gens publiant des opinions sur Internet ne se trouvent pas dans une zone de non-droit. Il existe des exigences juridiques qui doivent être observées. Dans les forums de commentaires des portails d’informations nombre de règles s’appliquent, lesquelles rendent difficile la publication de discours de haine, en particulier envers les juifs et les musulmans, d'autres motifs de discrimination raciale étant ainsi rendus impossibles. Beaucoup de ces fournisseurs refusent aussi généralement la publication de déclarations discriminatoires, notamment sur les femmes ou les homosexuels. Toutefois, cela ne concerne pas les canaux des médias sociaux tels que Twitter ou Facebook, où l'on est en grande partie tributaire de la bonne volonté du fournisseur.

Plus difficiles à contrôler sont également les plus petits médias en ligne ou les blogs privés, en particulier s’ils sont anonymes et si les plates-formes sont hébergées sur des serveurs étrangers. Aussi, la poursuite des incitateurs-trices de ce genre d’actes est rendue compliquée à cause de la disposition pénale anti-racisme (art. 261bis CP). Cette dernière ne s'attaque pas, entres autres, aux diffamations faites envers les femmes, les homosexuels, les personnes handicapées ou les bénéficiaires de l’aide sociale (voir notre article).

Le phénomène du discours de haine sur Internet soulève dans tous les cas de nombreuses questions encore en suspens. Il est important que les organes législatifs prennent en charge cette problématique, certains parlementaires ayant déjà déposés des interventions à maintes reprises. Mais jusqu’à présent, ni le Conseil fédéral ni le Parlement ne se sont exprimé sur la volonté de traiter de cette problématique de manière plus détaillée.

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