11.11.2022
Vivre sa sexualité, son intimité ou une vie amoureuse avec plaisir, sans contrainte, discrimination ou violence est un droit pour tout·e·x·s. Bien que les droits sexuels s’appliquent aussi aux personnes en situation de handicap, aucune garantie n’assure encore leur mise en application concrète, ceux-ci demeurant aujourd’hui principalement limités au domaine de la santé.
Contribution de la Law Clinic de l’Université de Genève (Camille Cantone et Raphaël Tschachtli)
La sexualité, et plus particulièrement celle des personnes en situation de handicap, fait l’objet d’un tabou. Ne correspondant pas aux normes sociales des personnes «valides», ces personnes sont souvent perçues comme des patient·e·x·s et peu sous le prisme de l’épanouissement sexuel ainsi que du plaisir. Les personnes en situation de handicap sont souvent considérées comme asexuelles ou comme ultrasexuelles, et souffrent alors d’une inégalité dans leur accès à la sexualité, notamment lorsqu’elles vivent dans des institutions (Paré, N 4).
L’égalité et la non-discrimination sont garanties tant par la Constitution (art. 8 Cst.) que par la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (art. 5 CDPH). Cet article peut être «invoqué par toute personne handicapée dans un cas d’espèce, indépendamment du domaine dans lequel la discrimination a eu lieu, et également lorsque la discrimination consiste en un refus d’aménagement raisonnable» (Mizrahi, p. 238; Hess-Klein, p. 24-25). S’il est donc possible pour les personnes en situation de handicap de dénoncer des inégalités de traitement devant la justice, le chemin vers l’égalité est encore long, notamment en matière sexuelle.
Les droits sexuels toujours pas reconnus juridiquement
Les droits sexuels ont tout d’abord été instillés dans le paysage international à travers les thématiques du contrôle des naissances et des violences à l’égard des femmes (Giami, p. 8). L’idée d’une vie sexuelle libérée de l’injonction à la procréation commence à voir le jour en 1995 lors de la Conférence mondiale sur les femmes, durant laquelle on affirme que les femmes sont «maîtresses de leur sexualité». La notion de droits sexuels sera ensuite élaborée et développée par des organismes internationaux traitant de la santé: l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF) et la World Association for Sexual Health (WAS) (Paré, N 8; Giami, p. 9). Les déclarations de l’OMS et de la WAS s’ouvrent à la perspective nouvelle d’une sexualité libre vécue pour le bien-être, «le droit à l’épanouissement sexuel», mais cette seconde facette, celle du plaisir et non plus de la santé, est encore aujourd’hui péjorée par une absence de mesures positives garantissant son effectivité (Previtali, p. 333; Nayak, p. 62). Malgré cette institutionnalisation progressive de la notion de droits sexuels, il n’existe aucune définition internationalement reconnue et juridiquement contraignante de ces droits, qui doivent donc être compris comme l’application des droits humains au domaine de la sexualité des personnes (Paré, N 8).
La CDPH garantit le droit à l’autonomie (art. 19 CDPH) et l’autodétermination (art. 22 CDPH) des personnes en situation de handicap. Si ces droits s’appliquent également en matière de sexualité, les revendications des organisations lors des négociations de la Convention ont été limitées à des droits traditionnels tels que le mariage, la procréation et la protection contre les violences sexuelles (Paré, N 26). Les approches qui ont prévalu jusqu’à présent se concentrent principalement sur les besoins sexuels des hommes en situation de handicap moteur, sur la vulnérabilité des femmes handicapées ainsi que sur le contrôle de la sexualité et de la reproduction des femmes et des hommes ayant des déficiences intellectuelles (Paré, N 17 et N 30). Malgré le manque de clarification par rapport à l’étendue des droits sexuels dans la CDPH, leur interprétation doit se faire à travers le principe de l’interdiction des discriminations, en invoquant par exemple une inégalité portant sur l'accès à des services liés à la sexualité (Recher, p. 13). Le droit à l’épanouissement et l’autodétermination ne peut toutefois être pleinement garanti sans une protection effective contre les violences sexuelles.
Les personnes en situation de handicap davantage concernées par la violence
Les personnes en situation de handicap courent trois fois plus de risques que les autres de subir des violences physiques, sexuelles et psychologiques (UNFPA, p. 50). Les femmes en situation de handicap sont près de dix fois plus exposées aux violences sexuelles que les autres femmes, et les hommes deux fois plus (UNFPA, p. 50). Ces chiffres mettent en lumière non pas une fatalité mais bien plusieurs éléments qui marginalisent les personnes en situation de handicap et accentuent les risques de violence à leur égard. Dans son observation générale n°3 sur les femmes et filles en situation de handicap, le Comité des droits des personnes handicapées rappelle les différents types de stéréotypes préjudiciables qui élèvent le risque pour ce groupe d’être victime de violences, telles que l’infantilisation, la remise en cause de la capacité de jugement, ou encore de subir des préjugés, les femmes en situation de handicap étant perçues comme asexuées ou hypersexuelles. Dans son premier rapport sur l’application de la CDPH en Suisse, Inclusion Handicap montre que la violence sexuelle en institution est d’abord d’origine structurelle et provient du manque d’intimité, de l’impossibilité d’agir selon sa volonté et de prendre part aux décisions, de la violence psychique et du refus de prendre des précautions appropriées (p. 22).
Le droit de ne pas subir d’exploitation, de violence et de maltraitance, qui s’applique également aux violences fondées sur le sexe (art. 16 par. 1 CDPH), est garanti par la CDPH. Le droit pénal suisse tente d’apporter des solutions afin de contrer cette tendance à la surexposition à la violence des personnes en situation de handicap: la relation entre l’auteur·e·x et la victime de l’acte est un élément constitutif de l’infraction dans certaines normes protégeant l’intégrité sexuelle, notamment l’art. 192 CP qui punit les actes d’ordres sexuels commis sur une personne en institution ou encore l’art. 193 CP sur l’abus de détresse ou d’un lien de dépendance, et la situation de handicap de la victime peut être prise en compte comme élément aggravant. Néanmoins, Inclusion Handicap constate que la marge d’appréciation des juges peut devenir, dans la pratique, non pas une protection pour les personnes en situation de handicap, mais pour les auteur·e·x·s (rapport alternatif CDPH, p. 57), les actes de violences commis sur des personnes en situation de handicap mental pouvant être considérés comme moins graves que ceux commis sur des personnes valides.
Plusieurs lacunes ont par ailleurs été constatées dans la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul pour les personnes en situation de handicap lors du dernier examen de la Suisse devant le Comité de l’ONU. Des études ont révélé que seules 3 % des personnes en situation de handicap ont signalé avoir subi tous types de violences en 2018, ce pourcentage étant sensiblement plus élevé pour les personnes en situation de handicap mental. De nombreux obstacles se dressent face à elles lorsqu’elles veulent dénoncer les faits: le manque de connaissance sur les violences sexuelles ainsi que sur les services d’aide et de déclaration disponibles, la remise en cause des déclarations des personnes concernées à cause de leur handicap ainsi que la compréhension étroite «de violences domestique», n’incluant que la famille et les partenaires, sont autant de freins à une mise en œuvre d’une protection effective (rapport alternatif Convention d’Istanbul, p. 194). L’absence de structures externes aux institutions pour dénoncer les abus, le manque d’accessibilité des centres d’aides aux victimes, le planning familial ainsi que le manque de formation de la police sur les handicaps ainsi que plus largement les violences de genre y contribuent également (rapport alternatif CI).
Double discrimination pour les femmes
En raison des stéréotypes culturels, sociaux et de genre largement répandus, les femmes en situation de handicap sont exposées à de multiples discriminations et peuvent en être à la fois victimes sur la base de leur handicap et de leur genre (art. 6 CDPH).
La libération de la parole est difficile malgré l’apparition du Metoo handicap qui dénonce cette double discrimination et plus largement le tabou sur la sexualité́ des personnes en situation de handicap. Un chiffre alarmant illustre la problématique: 90% des femmes ayant un trouble du spectre de l’autisme subissent des violences sexuelles dans leur vie, la moitié d’entre elles avant 14 ans. Les femmes en situation de handicap sont aussi touchées par des cas de stérilisations et d’interruptions de grossesse forcées.
La vulnérabilité des femmes en situation de handicap est toutefois souvent perçue de manière exacerbée. Elles sont «maintenues dans un état de faiblesse par une infantilisation, une marginalisation et un retrait de leur possibilité d’expression et d’apparition dans l’espace public» selon la philosophe et activiste Charlotte Pusieux. Les stéréotypes de genre accentuent en effet la conception selon laquelle les femmes en situation de handicap sont incapables de prendre leurs propres décisions, sont asexuelles ou au contraire hypersexuelles, stériles ou incapables d’être des parents, ce qui peut ensuite se répercuter sur les soins reçus et octroyés par le personnel soignant ou les aides dans les institutions (rapport UNFPA, p. 92). Ce regard sur la sexualité des femmes en situation de handicap est un bon exemple du validisme dénoncé par la chercheuse et militante handiféministe Noémie Aulombard, selon laquelle «l’imaginaire validiste se structure autour de l’idée de hiérarchie entre les corps valides et les corps handicapés et il érige le corps valide comme modèle auquel le corps handicapé doit se conformer» (Aulombard, p. 131).
La sexualité des femmes en situation de handicap est encore trop souvent vue par les institutions sous le prisme de l'exploitation sexuelle et de la violence à leur égard, invisibilisant leur droit à l’épanouissement sexuel (Paré, N 5; Kim, p. 334-347). La non-inclusion des femmes en situation de handicap dans le développement de mesures politiques (même spécifiquement destinées aux femmes), ainsi que l’absence de recensement des violences contre les femmes en situation de handicap participent à maintenir le statu quo (rapport alternatif CI).
Des garanties encore trop faibles
Les institutions chargées de prendre soin des personnes en situation de handicap et effectuant à ce titre une tâche relevant du service public doivent respecter les droits fondamentaux des personnes résidant en leur sein et veiller à ce que les droits sexuels des personnes en situation de handicap soient garantis, respectés et protégés (Previtali, p. 335). En effet, selon la Constitution, quiconque assume une tâche de l’Etat est tenu de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation (art. 35 Cst.).
La société civile dénonce le manque de mesures de prévention ciblées pour les personnes en situation de handicap, l’éducation sexuelle restant encore trop peu inclusive et non obligatoire (rapport CI, p. 166). L’éducation sexuelle étant aussi un vecteur d’information essentiel pour se protéger contre les infections sexuellement transmissibles, son absence engendre un plus grand risque pour la santé des personnes concernées. Les associations critiquent également l’absence de campagne de sensibilisation sur le handicap, et attirent l’attention sur les violences et la manière dont elles interfèrent avec d’autres oppressions (rapport alternatif CDPH, p. 58). Des voix dénoncent par ailleurs le manque de réglementation claire relative à la qualification et à l’examen du personnel encadrant, ainsi que l’insuffisante obligation de surveillance des institutions par les cantons (Previtali, p. 333; Nayak, p. 62).
La société civile appelle par ailleurs les cantons à mettre à disposition des femmes en situation de handicap une assistance professionnelle et indépendante leur permettant d’exercer leurs droits civils, de même que des services complets et inclusifs concernant la santé et les droits sexuels et génésiques, notamment de planning familial et de parentalité assistée (rapport alternatif CDPH, p. 63). Les lacunes actuelles contribuent à la discrimination structurelle des personnes en situation de handicap; aussi, il est urgent que les autorités prennent des mesures positives à tous les échelons.
Vers un droit au plaisir
Au-delà de la CDPH, plusieurs conventions garantissent dans une perspective essentiellement protectrice l’accès aux services de santé, l’autodétermination en matière de mariage et de grossesse, ainsi que la protection contre les violences et l’exploitation sexuelles.
Le droit humain à la liberté personnelle protégé par les art. 14 CDPH, 8 CEDH et 10 Cst. est fondamental dans le développement d’un droit au plaisir (Previtali, p. 269). C’est de ce droit que découlent le droit au libre choix du mode de vie et donc des préférences sexuelles (art. 8 CEDH; art. 8 al. 2 Cst.) et le droit au mariage qui concrétise le droit de choisir librement sa ou son partenaire et d’organiser sa vie avec lui ou elle (art. 23 CDPH; art. 12 CEDH; art. 14 Cst.), mais aussi les droits d’avoir recours au service de prostitué·e·x·s, de se masturber et de consulter des films ou des magazines pornographiques (Previtali, p. 270). Le Tribunal fédéral a par ailleurs reconnu que le droit à la liberté personnelle comporte des droits tels que l’aspiration à procréer et le droit de changer de sexe (ATF 115 IA 234, consid. 5; ATF 120 V 463, consid. 5). La Cour européenne des droits de l’homme a quant à elle reconnu en 1999 que l’orientation et les activités sexuelles des personnes font partie des aspects les plus intimes de la sphère privée, et que toute ingérence à ces droits doivent faire l’objet d’une motivation particulièrement soutenue (Smith et Grady c. Royaume-Uni).
La liberté personnelle protège les aspects inhérents de la vie, les dimensions affectives, sexuelles et sentimentales étant comprises dans cette formulation (ATF 123 I 112, consid. 4; Previtali, p. 344). Ces aspects ainsi que le libre choix du type de logement, de ses modalités ainsi que des personnes de soutien sont indispensables à une vie autonome (rapport alternatif CDPH, p. 12). Dans le domaine de la vie affective et sexuelle, le droit à l’égalité implique la promotion, le maintien ou le rétablissement de la santé sexuelle, que l’on vive avec un handicap ou non. Ainsi, les institutions pour personnes en situation de handicap doivent permettre aux personnes accompagnées de développer leur propre vision de la sexualité, de l’intimité et de la vie de couple pour la vivre de la manière la plus autodéterminée possible, à travers une éducation sexuelle de qualité et adaptée. La formation des spécialistes en santé sexuelle doit être plus approfondie lorsqu'il s'agit du handicap et de la sexualité, la collaboration entre les spécialistes en santé sexuelle et les professionnel·le·x·s des institutions plus étroite, et des outils spécifiques de communication et de travail avec les personnes concernées doivent être mis en place.
Enfin, la reconnaissance d’un droit constitutionnel autonome à l’épanouissement affectif et sexuel permettrait une reconnaissance accrue de ces droits et une visibilisation des problématiques liées à l’inclusion et à la sexualité des personnes en situation de handicap dans la société (Previtali, p. 270).