14.11.2022
Stérilisations forcées, contraception contrôlée, obstacles à la procréation médicalement assistée et aux examens prénataux: l’autonomie des personnes en situation de handicap est encore loin d’être garantie par le droit suisse actuel en matière de droits reproductifs, ceux-ci étant pourtant protégés par le droit international des droits humains.
Contribution de la Law Clinic de l’Université de Genève (Alexandra Hjelm, Sarah Huguet et Rafael Fernandes)
Les droits reproductifs comprennent les droits et libertés ayant trait à la capacité reproductive d’une personne. Diverses sources juridiques, la Constitution suisse (Cst.), la Convention européenne des droits de l’homme (CrEDH) et la Convention pour les droits des personnes en situation de handicap (CDPH), garantissent aux personnes en situation de handicap le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 13 Cst., 8 CEDH et 22 par. 1 CDPH), le droit de se marier et de fonder une famille (art. 14 Cst., 12 CEDH et 23 par. 1 let. a CDPH) et la protection de l’intégrité physique et psychique (art. 10 al. 2 Cst. et 17 CDPH).
En ce que l’interdiction de discrimination fondée sur handicap est consacrée à l’art. 5 par. 2 CDPH et à l’art. 8 al. 2 Cst., ces droits doivent être garantis aux personnes en situation de handicap afin qu’elles puissent les exercer de manière égalitaire. Pourtant, la législation suisse souffre de lacunes: les personnes jugées incapables de discernement restent très peu autonomes dans l’exercice de leurs droits reproductifs, les décisions de leur curateur·trice·x en la matière se substituant aux leurs, ce qui participe notamment à la perpétuation d’un cycle de violence à l’encontre des femmes en situation de handicap.
Toujours des stérilisations forcées
La Suisse a été le premier État européen à avoir adopté une loi pour stériliser les personnes «inaptes» et de nombreux cantons s’étaient dotés de lois visant à contrôler la sexualité et la procréation des femmes ayant des handicaps intellectuels ou cognitifs. Aujourd’hui, si la pratique de la stérilisation chez les personnes en situation de handicap est soumise à des conditions strictes, elle reste possible sans que la personne concernée ne puisse se prononcer à ce sujet. Les autorités reconnaissent le manque criant de données sur la pratique, mais malgré cela, elles n’ont jusqu’à présent pas pris de mesures pour y remédier comme le dénonce Inclusion Handicap (rapport alternatif 2021, p. 62).
Le droit de ne pas être soumis·e·x à une stérilisation sans y consentir librement est protégé par de nombreuses dispositions: les personnes en situation de handicap ont le droit au maintien de leur fertilité et de décider librement du nombre et de l’espacement des naissances (art. 23 par. 1 let. b et c CDPH) et doivent plus largement consentir de manière libre et éclairée à des traitements médicaux (art. 25 let. d CDPH). La loi fédérale sur la stérilisation permet toutefois à sept conditions cumulatives de stériliser des personnes durablement en incapacité de discernement sur la base d’une décision rendue par l’autorité de protection de l’adulte (art. 7 al. 2 LStér). Selon le Comité des droits des personnes handicapées et le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), une stérilisation forcée, c’est-à-dire une stérilisation réalisée sans le consentement libre et éclairé de la personne concernée constitue une forme de violence fondée à la fois sur le genre et sur le handicap pouvant s’assimiler à de la torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant. La protection de l’intégrité physique et psychique des personnes en situation de handicap inclut en effet la protection contre les violences sexuelles et reproductives (art. 17 CDPH). Selon la CrEDH, une stérilisation, en ce qu’elle supprime l’une des fonctions corporelles essentielles de l’être humain, a des effets sur de multiples aspects de l’intégrité de la personne concernée tels que le bien-être physique et mental ou encore la vie émotionnelle, spirituelle et familiale (V.C. contre Slovaquie).
La disposition légale (art. 7 al. 2 LStér) constitue une discrimination directe envers les personnes en situation de handicap car elle ne connaît pas de justification objective suffisante au vu des nombreuses alternatives contraceptives, de la possibilité pour la personne concernée de se décider de manière autodéterminée grâce un accompagnement, ainsi qu’au regard du grand risque d’abus étayé par les faits histoiriques. Dans la mesure où les filles et les femmes sont touchées de manière disproportionnée par la question de la stérilisation, l'art. 7 al. 2 LStér constitue pour les filles et les femmes en situation de handicap une discrimination multiple fondée sur le genre et sur le handicap. Procéder à la stérilisation d’une personne en situation de handicap sans son consentement personnel préalable est expressément contraire à la disposition visant à éliminer les discriminations dans tout ce qui a trait au mariage, à la famille, à la fonction parentale et aux relations personnelles (art. 23 par. 1 let. c CDPH). Dans ses Observations finales à l'égard de la Suisse, le Comité CDPH recommande d’interdire la stérilisation des personnes en situation de handicap sans leur consentement, d’abroger les dispositions légales autorisant le consentement de tiers pour de telles procédures, de collecter des données désagrégées sur les procédures de stérilisation et de mettre en œuvre des mesures de réparation et de soutien aux personnes en situation de handicap victimes de stérilisation forcée. Si le Conseil fédéral reconnaît qu’une stérilisation constitue une atteinte particulièrement importante au droit de la personnalité, il estime toutefois que l'art. 7 al. 2 LStér est compatible avec la CDPH.
La pratique de stérilisations «sous contrainte», c’est à dire quand le consentement est obtenu par le biais de l’intimidation, de la désinformation ou de la contrainte, est également une réalité en Suisse. Ces contraintes peuvent aller de propos ou de comportements à caractère sexuel blessants à des incitations informelles des proches à subir une stérilisation avant l’entrée en institution. Dans ce type de situations, les personnes concernées ont pu accepter une stérilisation, mais leur consentement est en réalité vicié. Inclusion Handicap appelle la Confédération à supprimer les dispositions légales qui permettent les stérilisations et interruptions de grossesse forcées sur la base d’un consentement de substitution et à garantir que, dans le cadre d’un mandat de recherche sur la violence à l’encontre des personnes en situation de handicap (art. 16 CDPH), une analyse approfondie soit menée sur ces pratiques.
Un accès à la contraception semé d’embûches
La contraception, définie par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) comme étant «l'utilisation d'agents, de dispositifs, de méthodes ou de procédures pour diminuer la probabilité de conception ou l'éviter», est une composante intégrante du droit à la santé, ancré dans la Constitution de l’OMS. La CDPH garantit aux personnes en situation de handicap le droit à la santé (art. 25 CDPH) et le droit de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre de leurs enfants et de l’espacement des naissances (art. 23 par. 1 let. b CDPH). Or l’autodétermination en la matière passe notamment par la contraception. En 2022, dans ses Observations finales à l’égard de la Suisse (par. 49 let. c), le Comité de la CDPH a demandé la suppression des obstacles qui empêchent les femmes handicapées d'avoir accès à la contraception, en vertu du respect des obligations imposées aux États parties à la Convention par son art. 25 CDPH.
La Constitution garantit le droit à la famille (art. 14 Cst.), qui couvre également le droit négatif de ne pas en créer. La loi fédérale sur les centres de consultation en matière de grossesse oblige les cantons à mettre en place des centres de consultations gratuites, pouvant notamment porter sur les moyens contraceptifs. Si l’accès à l’information est garanti, aucune base légale fédérale ne permet toutefois un remboursement de la contraception, ce qui rend son accès pour les personnes à faible ou sans revenu plus difficile. Ces conditions d’accès restrictives représentent tout particulièrement un obstacle pour les personnes en situation de vulnérabilité. Le Conseil fédéral a reconnu à de nombreuses reprises le caractère problématique de cette situation, mais rappelle que la santé relève de la compétence des cantons. Dans son rapport alternatif à la CDPH, Inclusion Handicap déplore le manque d’accessibilité des moyens contraceptifs pour les femmes en situation de handicap en Suisse. L'organisation revendique notamment la mise en place de campagnes d’information sur la planification familiale ainsi que de services de consultation en matière de santé sexuelle et reproductive, et encourage l’autonomie de décision en matière de planning familial, la sensibilisation et la formation des spécialistes et des proches sur les droits des femmes en situation de handicap. Ces éléments n’ont cependant pas été relevés par le Conseil fédéral dans son rapport soumis au Comité CDPH.
La problématique de l’avortement
Le droit à l’avortement est un droit fondamental protégé par plusieurs dispositions légales, notamment par le droit de décider librement du nombre d’enfants et de l’espacement des naissances ainsi que le droit de ne pas vouloir d’enfant, protégés par la CDPH (art. 23 par. 1 let. b CDPH) et la CEDEF (art. 16 par. 1 let. e CEDEF). Selon le Comité CEDEF, un avortement forcé, le refus ou le report d’un avortement ne présentant pas de risque, le refus de soins après un avortement ou encore la poursuite forcée d’une grossesse constituent des atteintes à la santé pouvant s’apparenter à des actes de torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant proscrit par plusieurs sources de droit (art. 15 par. 1 CDPH, 3 CEDH et 10 al. 2 Cst.). La décision relative à la parentalité relève du droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH). Dans l’affaire Tysiac c. Pologne, dans laquelle la requérante alléguait que le refus de l’État polonais de procéder à l’avortement l’avait plongée dans un état de grande détresse et d’angoisse et que la perte de sa vue en lien avec sa grossesse avait eu un effet dévastateur sur sa vie et celle de sa famille, la CrEDH a considéré que ces circonstances n’étaient pas suffisamment graves pour retenir une violation de l’art. 3 CEDH mais a toutefois retenu une violation du droit au respect de la vie privée et familiale.
Si la personne concernée par une interruption de grossesse est reconnue incapable de discernement, le consentement du/de la représentant·e·x légal·e·x est requis (art. 119 al. 3 CP). Selon la jurisprudence fédérale, le droit de consentir à une procédure d’interruption volontaire de grossesse est un droit strictement personnel relatif et, dès lors, le consentement d’un·e·x représentant·e·x légal·e·x habilité·e·x à consentir à des soins médicaux (art. 378 CC) suffit pour que l’avortement soit réalisé. La disposition pénale actuelle (art. 119 al. 3 CP) contrevient ainsi formellement à la CDPH, qui reconnaît une personnalité juridique pleine et entière aux personnes en situation de handicap (art. 12 par. 2 CDPH), exige le consentement de la personne concernée pour tout acte médical (art. 25 let. d CDPH) et demande aux États de prendre les mesures pour garantir un accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique (art. 12 par. 3 CDPH), et donc pour décider de consentir, ou non, à un avortement. De plus, dans la mesure où, comme l’expose le Comité CDPH, les filles et les femmes sont touchées de manière disproportionnée par la question de l’avortement, la législation suisse pénale actuelle entraîne une discrimination fondée sur le genre et sur le handicap, proscrite par la CDPH (art. 5 par. 1 et 2 CDPH), la CEDH (art. 14 CEDH) et la Constitution fédérale (art. 8 al. 1 Cst.).
Des critères peu clairs pour la procréation médicalement assistée
Le droit d’avoir des enfants est un élément central du droit de fonder une famille (art. 14 Cst., 23 par. 1 CDPH, 12 CEDH et 16 par. 1 CEDEF), «le désir d’avoir des enfants [étant] une manifestation élémentaire du développement de la personnalité humaine» selon le Tribunal fédéral. Bien que le Conseil fédéral, dans son premier rapport sur la mise en œuvre de la CDPH, affirme que les personnes en situation de handicap ont accès à la procréation médicalement assistée (PMA) aux mêmes conditions que les autres, les conditions d’exercice et d’accès constituent un obstacle particulier pour celles-ci.
La PMA est subordonnée au bien de l’enfant et est réservée aux couples qui, en considération de leur âge et de leur situation personnelle, semblent être à même d’élever l’enfant jusqu’à sa majorité (art. 3 al. 2 let. b LPMA). Le Conseil fédéral se contente de mentionner la situation personnelle comme condition à considérer, sans toutefois en préciser le contenu, ce que critique la Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine (CNE) qui estime que le législateur devrait clarifier si ce critère concerne l’aspect psycho-physique ou la situation socio-économique des parents. Les personnes en situation de handicap rencontrant des difficultés particulières à trouver un emploi et donc à avoir une situation financière, ces critères peuvent constituer une discrimination indirecte à leur égard.
La mission de déterminer si la condition de la situation personnelle est remplie ou non est actuellement soumise à l’appréciation des médecins; il n’existe pas de mécanismes de contrôle par le biais de l’État ou de la CNE, ni d’uniformité dans l’application de ces conditions par les praticien·ne·x·s. Des critères tels que la santé des parents d’intention, leurs aptitudes éducatives, leur disponibilité et leur équilibre personnel peuvent ainsi emporter la conviction du/de la médecin que les conditions de vie de l’enfant pourraient être rendues difficiles par des risques psychosociaux dominants, ce qui peut mener à une décision négative concernant la PMA. Le bien de l’enfant ne doit toutefois pas servir à arbitrairement limiter des libertés individuelles légitimes, telles que le désir devenir parent. Une appréciation effective, fondée sur des critères clairs, de chaque situation individuelle est dès lors nécessaire afin de concilier au mieux les libertés des personnes en situation de handicap et le bien de l’enfant.
Grossesse et analyses prénatales: le consentement en jeu
Pour la femme enceinte en situation de handicap se pose encore la question de l’accès aux prestations médicales tant en termes de soins entourant la grossesse que de droit aux analyses prénatales. Le but est d’évaluer des risques au sens de la loi sur l’analyse génétique humaine (art. 3 let. e LAGH) afin de déterminer si les parents sont porteur·euse·x·s d’un gène responsable d’une maladie, et si celle-ci pourrait entraîner un handicap pour l’enfant à naître. Les prestations de maternité sont entièrement prises en charge par l’assurance obligatoire en Suisse (art. 29 LAMal), ce qui assure leur accessibilité à tou·te·x·s. Les analyses prénatales quant à elles ne peuvent être effectuées qu’avec le consentement libre et éclairé de la personne concernée (art. 5 al. 1 en relation avec art. 18 al. 3 LAGH) en vertu de son droit à l’autodétermination, qui porte autant sur le choix d’effectuer une analyse prénatale que sur celui d’en connaître le résultat et de prendre les décisions en découlant.
La CrEDH considère dans sa jurisprudence (R.R. c. Pologne) que le refus d’un examen prénatal à une femme enceinte viole son droit fondamental à l’autodétermination dont découle le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 par. 1 CEDH), et peut même aller jusqu’à porter atteinte à l’interdiction de torture et de traitement inhumain et dégradant (art. 3 CEDH). Selon la législation suisse, une analyse prénatale ne peut être autorisée que si la protection de sa santé l’exige; elle est admise exceptionnellement lorsqu’il n’existe pas d’autre moyen de détecter une grave maladie héréditaire ou un gène responsable d’une telle maladie au sein de la famille et que l’atteinte à la personne incapable de discernement est minime (art. 10 al. 2 LAGH). Si la personne est incapable de discernement, c’est à son/sa représentant·e·x légal·e·x que revient le pouvoir de décision (art. 5 al. 2 LAGH).
Un changement de paradigme nécessaire
La durabilité étant un élément constitutif du handicap (art. 1 CDPH), une personne durablement incapable de discernement est donc en situation de handicap au sens de la CDPH et peut dès lors se prévaloir de cette Convention. L’ordre juridique suisse confondant toutefois la capacité «mentale» et la capacité «juridique» (Comité CDPH, Observation générale n°1, 2014; Observations finales à l'égard de la Suisse, par. 26), une personne en situation de handicap reconnue comme incapable de discernement est automatiquement privée de l’exercice de ses droits civils et ne peut par conséquent pas consentir personnellement à une stérilisation, ni à un avortement ou encore à des analyses prénatales.
La CDPH garantit cependant aux personnes en situation de handicap la pleine jouissance de la capacité juridique dans tous les domaines (art. 12 par. 2 et 3 CDPH) ainsi que l’autodétermination des personnes durablement incapables de discernement (art. 12 par. 2 et 25 let. d CDPH). La Convention oblige ainsi les États parties à prendre des mesures afin que les personnes en situation de handicap bénéficient de l’accompagnement nécessaire pour exercer personnellement cette capacité juridique. La CDPH exige par ailleurs l’instauration d’un système de décision assistée, dans lequel la personne concernée est accompagnée tout au long de son processus décisionnel en se voyant apporter du soutien et des conseils afin qu’elle puisse déterminer elle-même sa volonté, exercer ses droits civils en conséquence et ainsi conserver son droit à l’autodétermination (art. 12 par. 1 et 2 CDPH). Un passage du système de décision substitutif actuellement en vigueur en Suisse à un système de prise de décision assistée, comme le recommande le Comité des droits des personnes handicapées aux autorités suisses dans ses Observations finales à l'égard de la Suisse (par. 25 et 26), est donc nécessaire pour que les droits (sexuels) des personnes en situation de handicap soient respectés.